Nous souhaitions revenir sur un évènement intéressant qui a provoqué, et c’était bien son but, un certain nombre de débats nécessaires au sein de la société corse. Le 11 Novembre 2022 fut pour les Européens l'occasion de rendre hommage aux soldats tombés durant le premier conflit mondial. C'est aux côtés de nombreux Corses que notre association a voulu honorer nos morts dans une cérémonie qui voulait porter un regard complémentaire et non antagoniste aux hommages officiels rendus partout dans notre île. Le prisme historiographique que nous voulions développer était le suivant : nos ancêtres sont allés mourir dans les tranchées car ils étaient portés par des absolus qui les dépassaient en tant qu'individus, et en cela, ils s’inscrivaient dans la lignée directe des grognards Corses morts en Russie ou des naziunali tombés à Ponte Novu.
Un de ces idéaux, et non des moindres, fut la famille pour laquelle l’individu n’hésitait pas à se sacrifier. Dans cet article, je vais tâcher de démontrer que dans la société corse traditionnelle, jusqu’au début du XX siècle, les institutions de la vie communautaire poussaient à cette dévotion envers la lignée et l’entretenaient tant symboliquement que dans la pratique. Pour ce faire, je m’appuierai sur les travaux de Gérard Lenclud, anthropologue au CNRS, qui développe une analyse de la famille dans la Corse rurale avec son livre « En Corse, une société en mosaïque », paru en 2012 aux éditions de la Maison des Sciences de l’Homme.
Comme toute analyse anthropologique, cet article est évidemment basé sur une généralisation, il sera donc inutile de préciser qu’il existait des individus, voire des familles ou des communautés, qui ne répondaient pas totalement aux logiques suivantes. Il vise à décrire une situation générale qui touchait plus ou moins l’écrasante majorité des corses du temps.
La Corse a pour ainsi dire toujours reposé sur une économie de subsistance : peu voire pas du tout d’échanges reposant sur le numéraire mais au contraire sur des échanges en nature, en services, en terrains. Chaque unité villageoise tendait à produire au maximum ce dont elle avait besoin et au sein de celle-ci, c’est chaque famille qui visait également un idéal d’autarcie sans jamais l’atteindre.
Dans un tel contexte, chaque membre de l’unité familiale était contraint de travailler avec les autres, « en famille » afin de produire sous le regard du «Capu» (capu : tête/chef) qui veillait à bien répartir les fruits du labeur pour que l’ensemble survive au mieux.
C’est donc tout naturellement qu’une telle société a développé un rapport à la propriété qui correspond à ce mode de vie : l’indivision.
Dans la pratique, l’indivision familiale, c’est à dire la propriété collective par les membres de la famille des biens mobiliers et immobiliers, permettait d’éviter la fragmentation des outils de productions. Ceci avait bien entendu pour fonction de ne pas disperser les efforts ni leur résultats lors de la disparition du «Capu» : la survie du groupe en dépendait. Troupeaux, terres, maison, tout était ainsi géré et contraignait l’individu à s’accommoder, à se plier, aux nécessités du groupe tout en réclamant sa part.
L’indivision avait également une portée symbolique : les individus vivent et meurent, les générations passent, mais la famille reste une permanence qui se traduit matériellement. Les biens se transmettent de manière égale et tous ont accès à leur totalité.
L’individualisme était donc réduit à sa portion la plus congrue dans une société où l’ensemble des possessions sont gérées en indivision. Et nous pouvons également le constater par le rapport que les hommes pouvaient entretenir à leur descendance.
En effet, à la fin XIX siècle, il n’était en effet pas rare qu’en Corse, des hommes demeurent « vieux garçons » : l’île était alors la région de France avec la plus forte proportion de célibataires, tout en étant paradoxalement celle où il y avait le plus de familles nombreuses. Ces célibataires étaient désignés par la stratégie familiale pour entretenir les biens et devenaient souvent «capu» à la suite du décès du patriarche précédent. En ce cas, ils devenaient dépositaires de leur lignée et, pour toute la parenté, celui qui avait à charge de la faire prospérer matériellement. Pour cela, le «capu» célibataire sacrifiait son désir naturel et légitime d’avoir des enfants pour faire prévaloir les intérêts de la parenté sur le long terme. L’expression « fà u ziu » désignait alors ce contexte: juridiquement, la propriété des biens lui revenait, tout en sachant que cet état était temporaire, un de ses neveux, désigné lui aussi par la stratégie familiale, en héritera.
L’objectif du «capu» était alors d’accroître la valeur des biens que ce neveu aurait à sa charge le moment venu : on disait qu’il « travaillait pour son neveu ». Bien souvent le «capu» associait donc son frère à toutes ses entreprises non parce qu’il était son frère, mais parce qu’il était le père du neveu qui prendrait les rennes un jour.
Ce sens du devoir envers la lignée, qui va des ancêtres les plus lointains jusqu’aux générations futures, cette capacité à s’y projeter pour oublier son individualité, cristallisait une vision transcendantale de la famille : on connaissait sa généalogie, on révérait un véritable culte aux aïeuls qui étaient spirituellement et matériellement présents au quotidien, la permanence des biens, des us, des coutumes les rappelant.
Enfin, le village n’étant alors qu’un groupe de familles liées entre elles, il est cohérent que cette priorité donnée à la survie du collectif avant les désirs de l’individu, s’appliqua à lui. C’est ainsi que l’on peut expliquer la proportion exceptionnelle des terres communautaires (« terra cumuna ») chez nous, jusqu’à 70 % des terres dans certaines communes du centre de la Corse. L’usage de ces terres était attribué collectivement par décision des différents chefs de famille. Elles avaient les mêmes fonctions matérielle et symbolique que l’indivision de la propriété a échelle familiale : garantir la survivance de la communauté par la mise en commun de la production mais également son unité et sa cohésion malgré le passage du temps et les ambitions individuelles.
En conclusion, à toutes les échelles de la vie du quotidien, dans la société traditionnelle corse jusqu’au XX siècle, l’individu faisait taire ses visées personnelles pour le bien du collectif, perçu comme objectif suprême et valorisé par les institutions familiales et villageoises.
Cela ne veut pas dire que les ambitions privées n’existaient pas : toute la société était codifiée pour réguler la tension permanente entre les prétentions individuelles et les nécessités de vie commune. Ce contexte social, marqué par de fortes pressions sur chacun de ses membres, a entraîné le développement d’un profond sens du devoir envers les siens : l’obligation devant les ancêtres révérés d’assumer son rôle dans la stratégie familiale, de subvenir aux besoins matériels de la lignée mais également d’en défendre l’honneur et le prestige.
C’est ce sens du devoir qui préparait les corses à affronter la rudesse de la vie d’alors, les hivers rigoureux, les épidémies et les guerres. C’est ce sentiment qui les habitait quand ils se regroupaient pour faire face à un ennemi. Et, je crois, qu’ils l’ont ressenti, mêlé pour certain d’une angoisse sincère, quand le tocsin résonna le 1er Août 1914.
Jérémy Palmesani
Il est superbe ton article
Votre article a le mérite de remettre les Corses de cette époque dans le contexte général de l’Europe rurale de ce début de XXe siècle. Plus précisément dans le contexte français où les paysans étaient très majoritairement propriétaires de leurs terres (contrairement à l’Italie par exemple), ce qui permet de mieux comprendre cette volonté de continuer à maîtriser le foncier et les outils de production. Je me permettrai d’ajouter que leur esprit de sacrifice s’inscrivait évidemment dans une fidélité à la famille et par un devoir envers la communauté mais aussi par patriotisme (Français) car ils incarnaient à merveille la philosophie de Maurras et Barrès : la famille, le clocher, la patrie