Le XXème siècle est le siècle de la décolonisation. En effet, les deux guerres mondiales ont épuisé les puissances coloniales, leur faisant perdre leur prestige, et elles ont renforcé les mouvements nationalistes dans les différentes colonies qui ont participé à ces conflits, et qui veulent désormais se détacher de cette Europe coloniale exsangue. La France ne va pas échapper à cette dynamique et on peut voir deux grandes phases pour sa décolonisation. La première s’étend de 1945 à 1955 et concerne essentiellement les pays du Proche et Moyen-Orient ainsi que les pays de l’Asie du Sud-Est. La seconde phase, celle qui va nous intéresser ici, commence en 1955 et va concerner pour sa part les pays de l’Afrique du Nord et de l’Afrique Noire.
Si le Royaume-Uni est connu pour sa décolonisation réussie de manière pacifique, dans l’ensemble, la France elle ne brille pas en la matière. Sa décolonisation va être marquée par de nombreux conflits et de nombreux exils politiques, signe d’un processus pas véritablement maitrisé. Nous allons ici nous intéresser à l’Exil Politique du Sultan du Maroc Sidi Mohammed Ben Youssef, mais celui-ci s’inscrit dans une longue liste d’exils politiques. Ainsi on peut penser à l’exil de Ranavalona III, dernière reine de Madagascar, pour la Réunion en 1897 après la conquête de son ile, pour ce qui est de l’Afrique du Nord on peut évoquer l’exil d’Abdelkrim, résistant contre la France et l’Espagne et président de la République du Rif de 1921 à 1926 avant d’être également exilé à la Réunion. Pour des exemples contemporains à l’exil du Sultan du Maroc, il y a Habib Bourguiba, nationaliste tunisien à la tête du Parti Néo-Destour, exilé de 1952 à 1954, et Messali Hadj, lui nationaliste algérien, exilé à Niort dès 1854. Le Royaume Uni a également utilisé l’exil politique pour maintenir sa domination sur certaine de ses colonies, notamment en Egypte avec l’exil de Saad Zaghloul, un des pères de l’Indépendance égyptienne s’opposant au protectorat britannique en 1919 à Malte puis dans les Seychelles en 1921, ainsi que de son prédécesseur Ahmed Orobi exilé de 1882 à 1901 sur l’île du Ceylan, actuel Sri Lanka.
L’exil politique est donc chose courante dans cette période de décolonisation du XXème siècle et plus particulièrement l’exil insulaire. Antoine Hatzenberger dans son livre Les Insulés exilés politique en Corse l’explique de cette manière : « C’est plus généralement, le syndrome Napoléon, sur l’île d’Elbe puis, à la fin, à l’île de Sainte Hélène. De manière évidente et absolue, l’exil insulaire assure l’éloignement et la forclusion ». (Hatzenberger 2020).
L’exil du Sultan du Maroc en Corse n’est pas donc pas un événement singulier et s’inscrit, presque normalement, dans le processus de décolonisation du Maroc. Nous diviserons notre réflexion en trois parties, la première s’étendra de 1912, début du protectorat français, et espagnol, sur le Maroc à 1947, qui est le début d’une grande crise franco-Marocaine (1947-1953) que nous traiterons donc dans la seconde partie, enfin nous parlerons de l’exil du Sultan en Corse, exil qui est la conséquence directe de cette crise. Par choix personnel notre travail s’arrêtera au départ de Corse le 25 janvier 1954, nous ne traiterons donc pas de la seconde partie de l’exil de Sidi Mohammed Ben Youssef, à Madagascar, ainsi que de son retour au Maroc le 16 novembre 1955, où il deviendra le Roi du Maroc Mohammed V.
LE PROTECTORAT FRANCAIS AVANT LA CRISE DE 1947-1953
Le protectorat français et espagnol du Maroc, débute le 30 mars 1912, à Fès, avec la signature du traité de protectorat par le Sultan alaouite de l’époque, Moulay Abdelhafid. Avec cette signature le Sultan fait rentrer l’empire chérifien dans le monde moderne. Le 27 novembre 1912 le Rif passe sous protectorat espagnol et le 18 novembre 1923 Tanger devient une zone internationale. Malgré la signature de ce traité, les tribus berbères et les religieux refusent ce nouvel Etat, ils se révoltent dès avril 1912 à Fès où Lyautey et ses troupes seront encerclées. Il faudra 22 ans de guerre pour que l’autorité du Sultan, défendue par le protectorat, soumette l’ensemble des tribus berbères.
Cela par exemple passer par la guerre du Rif de 1921 à 1926, au départ sont concernés seulement les espagnols, les français entrant dans la guerre en 1925. Durant cette guerre, ce ne sont pas moins de 800.000 hommes des armées françaises et espagnoles qui seront envoyées sur le terrain, sous le commandement de Pétain, pour briser la résistance d’Abdelkrim et de ses hommes. Le 27 mai 1926 ce dernier signera sa reddition avant d’être exilé pour la réunion, comme nous l’avons déjà dit en introduction. Il y a également la résistance des tribus de l’Anti-Atlas qui va perdurer jusqu’en 1934. En tout vont mourir pour conquérir le Maroc, 27 000 soldats français, sans compter les pertes espagnoles, 9000 soldats étant morts durant la bataille d’Anoual en juillet 1921. Après avoir vaincu les différentes chefferies, les officiers coloniaux vont s’appuyer sur ces vaincus pour se créer une clientèle. Va se mettre en place une véritable structuration du paysage colonial, avec donc une politique clientéliste, qui va s’appuyer sur les « grands caïds ».
Le 12 aout 1912 le Sultan signataire du traité de protectorat abdique, il sera remplacé par son frère, Moulay Youssef, qui a été choisi au préalable par le Général Lyautey. Dans le même le résident Lyautey a décidé de déplacer le Sultan à Rabat pour en faire la nouvelle capitale, l’ancienne, Fès, était devenue peu sure avec la forte agitation des tribus autour de la ville. Moulay Youssef règnera durant 15 ans, jusqu’à sa mort le 18 novembre 1927. Il faut alors désigner son successeur, chose qui sera faite avec la supervision de l’administration coloniale française car ce dernier se doit d’être malléable. Sera donc choisi Sidi Mohammed Ben Youssef, le troisième fils de Moulay Youssef, qui semble remplir les critères de sélections. L’administration coloniale a besoin du Sultan, car celui-ci doit valider par son sceau les écritures protectorales pour leur donner la qualité de dahir, c’est-à-dire un décret sultanien faisant force de loi. C’est contre l’un de ces dahir que vont se réunir les deux grands courants du nationalisme marocain.
Il y a en effet, deux grands courant dans le nationalisme marocain de cette époque, les deux prenant source dans la bourgeoisie urbaine marocaine. Le premier courant, est un courant religieux, proche de l’idéologie salafiste qui prône un retour au source de l’islam dans un monde musulman jugé décadent. Ce courant va se répandre au Maroc par le Cheikh Abou Chouïb Dukkali et il va toucher, à partir des années 1920, les étudiants de la Quaraouiyne. Le second courant est un courant plus intellectuel. Appelé « Jeunes Marocains », celui-ci se construit sur le modèle des « Jeunes Turcs ». Il utilise en retournant contre le colonisateur les principes dits « universels. Ce courant va vivre à travers les étudiants du protectorats, notamment les étudiants à Paris, comme Ahmed Belafrej et Belhassen el Ouazzani. Dans les années 1930, ces deux courants vont connaitre une jonction renforçant ainsi le mouvement nationaliste marocain.
Le 16 mai 1930, le Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef va signer le « dahir berbère », qui instaure une division ethnique entre arabes et berbères. Les deux courants nationalistes, évoqués ci-dessus, vont dénoncer ce dahir et vont le désigner comme une offensive chrétienne contre l’islam marocain et la loi musulmane, le chra’. La prise position, en défaveur, de l’imam de Fès, Haj Alli Aouad, ainsi qu’une répression brutale et maladroite, de la part de la France, sur la jeunesse marocaine descendue dans les rues de Fès, va faire que les deux courants, la jeunesse étudiante et le courant salafiste, vont se réunir. A travers de multiples actions, notamment de nombreuses publications, au Maroc comme à Paris, comme Maghreb juillet 1932 ou l’hebdomadaire Action du Peuple à partir de 1933, le mouvement nationaliste marocain va élaborer de véritable programme, à travers des revendications légitimes, et un véritable plan de réforme en 1934. Ainsi ils demandent la « stricte application du protectorat » ce qui signifie la « suppression de toute administration directe ». L’union de ces deux courants nationalistes a fait reculer la résidence française en l’espace de 4 années.
Ils vont également mettre un gros coup à la résidence française, en récupérant le soutien du Sultan. Ils vont, à travers « la fête du trône », remettre la notion de Roi au centre du débat. Ainsi lors de cette fête, le 8 mai 1934, le Sultan est reçu triomphalement lors de son arrivée à Fès. Ce dernier va alors comprendre l’intérêt de rejoindre le camp des nationalistes, qui lui permettrait de conserver son pouvoir. Il va leur promettre de ne plus rien céder à la résidence. L’Istiqlal, mouvement nationaliste marocain créé en juin 1944, va faire du Sultan Sidi Mohammed Ben Youssef le Roi du Maroc, titre qu’il obtiendra officiellement le 15 aout 1957 en devenant Mohammed V. Contrairement à la Tunisie où Habib Bourguiba, et son parti le Néo-Destour, était maitre du nationalisme contre le Bey, le Sultan du Maroc lui fut le véritable maitre et non le parti Istiqlal.
Après la Guerre, le Sultan va se rendre en France pour s’entretenir avec le Général de Gaulle, en effet le Sultan du Maroc a été d’un loyalisme sans faille durant la Seconde Guerre mondiale, le Général De Gaulle l’a même élevé au rang de « Compagnon de la libération » . Ce dernier, promet au Sultan de réfléchir à une forme d’émancipation pour le Maroc. Malheureusement pour Sidi Mohammed, et son pays, cela ne va pas se faire suite à la démission du Général en janvier 1946. Les gouvernements succédant à la démission du Général n’arriveront pas à prendre en compte la nouvelle situation, les nationalistes marocains ne se satisfaisant plus de réformes mais voulant l’indépendance. Cette non-compréhension de la situation, de la part de la France, va faire entrer le Maroc dans une période de crise, prémices de la fin de son protectorat.
Pierre-François Marchiani
La suite lors de notre prochaine publication.