“Wesh” in Corti

« L’essentiel est toujours menacé par l’insignifiant.» René Char

Un simple fait de société, banal tout d’abord, peut rapidement faire tressaillir et le corps et l’esprit, ébranler toute la conscience morale pour quiconque a le courage et la patience de remonter patiemment la chaîne des causes, revenir au principe, en quête de solution, de « salut » peut-être…

L’hiver s’écrasait peu à peu sur les premières frivolités du printemps, l’air ne s’égayait pas encore et l’austérité du froid vibrait encore sur mes mains lorsque je traversais la passerelle de Corti du même pas désintéressé propre à mes divagations, entre méditations et recherches d’un moyen efficace pour détruire l’ennui , avant qu’il ne m’empuantisse totalement le sang. Je marchais d’un pas rapide , comme si le silence et l’immobilité qu’il inspire me gênait, comme si je fuyais , c’est-à-dire que je cherchais un combat plus facile pour ma pensée. Refusant bêtement (mais j’en remercie ma fainéantise) de prendre les escaliers permettant de monter vers le Lycée Pascal Paoli, j’étalai ma divagation vers le Spaziu Natale Luciani, trajet exempt du moindre dénivelé mais ce que j’y vit m’apparut alors comme une falaise d’une verticalité invincible, bien que cela fut un spectacle sans la moindre hauteur. Dans l’ombre du Spaziu, convaincu de sa proéminence par la froideur de son métal et ses piteuses, mais fières, rampes rouges, seule trace d’espoir, soit de vitalité, sur un édifice au style architectural sans la moindre élégance, ou alors une élégance trahie par la fonction, une élégance inauthentique, trop droite et trop minablement géométrique, que seuls mes souvenirs d’enfance, encore sains de toute rationalisation, colorent d’une forme d’innocence tranquille et heureuse, je m’avançai dans une quiétude misérable, foudroyé, soudain, comme par surprise, par ce simple mot : « Wesh ».

 Il avait dégringolé de la bouche d’un adolescent qui s’était précipité vers l’un de ses « amis », emmitouflé dans un bonnet noir interchangeable et une veste doudoune qui semblait lui donner une épaisseur que sa cervelle ne devait pas avoir proportionnellement. L’imbécile… je veux dire le jeune, la bouche pendante et le regard vide malgré un écarquillement qui ressemblait à de la terreur, se rapprochait de son congénère avec ce « mot », funeste à mes oreilles. Mince, très svelte, presque beau grâce à ces  longs cheveux abandonnés au hasard de l’air, habillé d’un pull gris sur un pantalon noir qui s’alanguissait sur des Nike bleues foncées, ( peut être sortait-il d’un enterrement avec si peu de couleur ?), son visage ne pâtissait pas excessivement de l’adolescence, de sorte que la sueur ou les larmes étaient épargnés de devoir, pour suivre la loi de la gravité universelle, exécuter une descente en slalom entre des cordillères d’acné, ni des dérapages dignes des plus glorieux rallye du Boziu sur de la peau grasse. Étonnamment, son expression, particulièrement dans les derniers retranchements de son regard, me surprit par sa maturité : mûr, mûr, profond comme la pourriture, comme  un feu éteint ou la cendre a détruit la moindre étincelle, aussi profond qu’une fatigue  de plusieurs siècles…  

Il n’y eut pas grand chose de truculent à noter, puisque je traversai le devant du Spaziu et m’éloignai vite , avec une indifférence extérieure, avec un stoïcisme exemplaire qui dans le cas présent m’apparut comme une impuissance, un défaut de courage patent – dans une quelconque société traditionnelle un aîné, tel que je l’étais alors, aurait dû souligner, donc punir par sa remarque, cette parole atroce, cette remarque d’une stupidité aberrante qui, comme toute bêtise, désespère d’agir pour un quelconque idéal en ce monde. Je ruminai alors dans ma barbe, douillettement chouchouté par ma bonne conscience cynique, au fond de ma morale  prétentieuse, et persuadé de détenir une Vérité hautaine : « Ohimella, corcia Corsica ».

 Une fois l’évènement surmonté, le mouvement répété de mon corps sous un ciel terne et suffocant me donna alors la carcasse d’une réflexion à laquelle je devais donner vie. Deux syllabes infinies : Pour-quoi ? Le premier élan vers le salut ! Que voulait dire « wesh » ? Je secouais ma mémoire, frénétiquement: – une formule interrogative arabe ! -Banlieues françaises ! -Rap ! Je me laissai engouffrer dans la faille de ma réflexion, et je reconstituai la logique historique. Comment le mot est-il parvenu en France d’abord ? Par les différentes vagues d’immigrations arabophones, donc principalement du Maghreb, jusqu’à s’installer dans les banlieues françaises. Le nombre fit le reste, un mode de vie nouveau naissait alors, par la conjugaison de la vie économique et du désir d’existence communautaire, crevant le plafond français anciennement renforcé par « l’ouvrier », parangon populaire du monde industriel écartelé par les débuts de la société du tertiaire dans les années 70. Je m’imaginais alors les populations françaises de souche, voyant apparaître et s’épaissir des figures exotiques qui jamais ne franchiront le seuil des églises avec le coeur illuminé d’Amour Christique à leurs côtés, , ni jamais ne partageront intimement la rectitude antique de l’alphabet latin. Les accents d’une langue imprononçable pour ces Français, ne célébreront pas les notes excellentes,  ainsi que la profondeur et la nuance spirituelle  du grand vin, ni la gaillarde mousse de la bière. 

 Un peuple pénétrait une civilisation avec l’aisance d’une lame qui s’introduit dans la graisse de la charité giscardienne, le regroupement familial – donc la division nationale – dessinait le début d’une dérive qui n’est pas encore finie…Mais cette culture maghrébine et musulmane ne s’incrusta pas avec ce qui encensa le monde dans l’éclat spirituel de l’Islam traditionnel. Les mosaïques diaprées par des couleurs  rappelant les plus belles teintes du ciel, les réflexions spirituelles du grand Islam, la qualité de la musique et une certaine noblesse de la frugalité traditionnelle; tout cela ne franchit jamais la frontière fantasmatique de la haine de soi multiculturelle et, comme le contre feu cruellement ironique de l’Histoire, l’exigence et le raffinement d’une civilisation se décomposa, déchiqueté par l’asthénie grisâtre du cosmos bétonné d’une France aux élites soumises à la plus vile, et la plus mesquine, manifestation de l’intelligence humaine, celle du Négoce, du Marché, et ses avortons politiques libéraux. Les années 90 : la lèpre moderne avait déjà éclaté depuis longtemps en pus sur ce que l’on croyait éternel, sur les valeurs traditionnelles, c’est-à-dire la plus belle élévation du sens intuitif humain sur les routes dévastées des siècles. Au nom du Marché : « Tout doit se vendre, tout doit s’acheter, et pour cela tout doit pouvoir se modifier à loisir, et surtout à profit, la nature, les hommes , les dieux ! » Quoi de plus immonde alors, que la musique commerciale par excellence, véritable mise en son du marché, la musique de la Rue, du trottoir, de l’urine des chiens se fondant dans le gris du Bitume, très loin de l’azur immaculé du ciel ? Voici alors, (quoi de plus beau ?), le Rap ! Qu’importe ses extensions seul importe son essence ! Cette musique de courte vue, au rythme binaire, nécessairement répétitif, charria dans ses voix pétries par la misère et la vulgarité du Bronx américain, un nouveau style de vie que les appétits de victimisation des enfants d’immigrés en France s’empressèrent d’enlacer pour « passer un message ». La culture « street », pullula alors et avec elle le moyen pour « les quartiers populaires » d’exprimer le malheur de leur mode de vie, d’en inonder les ondes des radios avides d’êtres écoutées afin que des annonceurs puissent profiter des cervelles avachies des auditeurs , pour les allaiter de publicités toutes fières de leurs propres abominations. Les rappeurs, messagers tonitruants et vulgaires d’une façon de vivre qui, transfigurés par la pierre philosophale capitalistique, nimbé d’omnipotence sur le sépulcre déshonoré de L’État et de l’Ordre, déploieront les aboiements d’une meute sûre d’elle-même, sur une France déjà séduite et docilement couchée sur son lit de mort par l’américanisme. Cette effluve sauvage aux relents pornographiques vint alors se mélanger aux majestueuses et altières sources du Golu, de Tavignani,  et s’épandre sous l’exceptionnel « Campanile di San Ghjuvà », pénétrer les foyers et les familles abolies par la fin du monde rural et cela va en s’amplifiant encore en 2022… 

La jeunesse corse, vautrée dans l’hypnose des réseaux sociaux, va adopter les codes de la nouvelle musique dominante dans le monde depuis 2015 au moins. Le rap a égorgé Mai Pesce en même temps que Johnny Hallyday et Pavarotti. Il déterre, avec un appétit de profanation insatiable, les splendeurs de Beethoven, et plaque violemment « a lingua di pampasgiolu » contre un mur pour la violer sans vergogne. Le jeune corse aujourd’hui subit en permanence les assauts épileptiques, parodiques, faciles, pathétiques, du Rap ; il est comme subjugué instinctivement, car la musique génère suffisamment de dopamine pour qu’il éprouve du plaisir et accepte tout ce dont elle est grosse , comme le sucre qui sert à modeler l’attitude du chien de cirque. L’asservissement radical passe par la déstructuration interne; chez l’homme, rien de plus efficace qu’un développement anarchique du plaisir. Inconsciemment, le bas plaisir de l’écoute du rap se mélangera avec le style de vie que le rythme encense et, les nerfs domptés, la chair pervertie ensuite, les sens habitués jusqu’à l’amnésie de toute excellence, la personne obsédée jusque dans ses moindres réflexes finira par céder et lâcher, avec un plaisir artificiellement suscité, le mot « Wesh », comme l’Amen narquois élevé, l’air rigolard, au dessus d’une civilisation excédée.

 « Induve hè a cultura corsa ? Où est la culture française ? Où est la Culture ? » Autant de questions qui déchiraient ma conscience, et peu à peu les colonnes de mon enthousiasme fondaient à la simple anticipation de cette dégradation qui allait se poursuivant, qui persistait et signait l’arrêt de mort de notre peuple. En moi, l’anxiété se répandit si soudainement que je crut voir se dessiner, dans ce flot de pensée, un symbole effroyable. J’eus comme le sentiment que ma vision se renfrognait, se retournait sur elle même, se concentrait sans plus s’étendre, sans plus résister à la fatigue ni à la pesanteur, j’eus l’impression macabre d’un abandon irrésistible, de me coucher pesamment sur la terre, de m’humilier en moi même. Partager cette bassesse, jaillissant d’un simple mot, dirigeait subtilement ma conscience vers ce constat d’échec au point que son attraction perverse cherchait à me faire m’identifier à elle, m’invitait à retrouver ma faiblesse dans cette médiocrité lascive. Mais aimer contempler la faiblesse finit par faire oublier la force ! La Corse va mourir, c’est fini,  nous ne sommes pas assez nombreux, l’humain à toujours tendance à aller vers la facilité,  c’est irréparable, c’est le Destin, c’est le Sens de l’Histoire, l’abolition de l’Homme par l’Homme ! Autant de morgue interrogative proférée dans mes entrailles lorsque, d’un seul coup, regardant d’un œil hagard les montagnes surplombant Corti, je compris :

Il manquait du courage à ce jeune homme ! Le courage n’est rien d’autre que la capacité à assumer un risque, et un risque est ce qui nous expose à une possible destruction. Ce jeune patibulaire n’avait pas le courage de s’infliger une douleur, celle de l’exigence individuelle, celle de consacrer un peu de volonté, un peu de résistance à la tendance dominante ; lui, comme des milliers d’autres jeunes sur cette planète, n’a pas eu le courage de se sculpter plus finement lui-même. Il tombe dans « Wesh » au lieu de tenter de se garantir un peu plus d’originalité avec un « Amicu, cumu sì ? » ou alors « Comment te portes-tu ? ». Le courage est la condition pour s’extraire de la faiblesse et devenir le souverain de sa propre vie, pour tenter de braver la frustration des premières erreurs obligatoires pour apprendre le corse, pour habituer l’oreille à écouter des harmonies plus fines que celles du hip-hop, pour que le corps et l’esprit s’habituent à concevoir en eux-mêmes l’audace et la joie qui en résulte, pour souffrir aujourd’hui. Qu’on ne vienne pas me répondre par des arguments matérialistes :les conditions sociales influencent forcément la vie psychique d’où pourra surgir le feu de l’audace, mais combien ayant largement les moyens de l’exigence ne s’y attèlent pas ? Que vaut l’argent si l’on ne sait quel « SENS » lui conférer pour lui permettre de prendre de la valeur ?

 Le Sens, voilà un mot bien mystérieux, et tout mystère laisse apparaître ce qui nous dépasse… « Qu’est ce que le Sens ? » alors que mes yeux demeuraient inséparables de la pente verdoyante où les voiles beiges dorées du soleil répandaient l’éclaircie, comme se déplierait un rideau suite au geste exquis d’une force inconnue. Bientôt Corti sourirait à nouveau d’une joie profonde, quand ses toits et ses rues se délecteraient d’une embrassade de chaleur et de lumière : l’ondée du printemps éclata avec virulence et mon anxiété, un tiers mélancolique et deux tiers pathétique et ridicule, se froissa d’un coup, comme si une maturité subite lui avait interdit ses absurdités, pour que l’harmonie victorieuse d’un sourire vienne embellir mon visage. « Voilà le Sens » m’exclamai-je alors, comme si la logique de l’univers entier m’avait été révélée grâce à une plaisanterie , qu’est-ce que le rire de la nature est contagieux ! Et un nouvel enthousiasme me saisissait les veines, mon sang piqua un galop effréné, et mes pensées furent comme transies par une démesure hilare. Je me sentais capable de tous les efforts, même de courir après le temps et l’espace tant la Vie avait reconquis mes espérances. Qu’était ce « Wesh », en combat singulier face à la lumière et l’enthousiasme ? Ma conviction bondit de cette question : le courage ne peut advenir sans que le Sens ne le justifie, ne lui donne une voie à poursuivre à l’infini. Il me fallait partager cette émotion, cet enthousiasme, ce Sens, et ce Courage qui en naît (car que craint-on, armé par ce qui dépasse même la douleur de l’effort ?). « Wesh » ne symbolise que l’abandon et la trahison du Sens, la facilité plutôt que la difficile et sublime voie de l’exigence – celle qui, à défaut de le maintenir coi et tranquille, lui donne plus de force et de lumière pour lui-même, et pour tous les autres autour de lui.

Cunfalone

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *