"Les insulaires sont en effet nombreux dans l'empire français, que ce soit en Afrique du Nord, en Afrique subsaharienne ou en Indochine. Il est difficile d'établir des chiffres précis. Mais proportionnellement à sa population, la Corse est la région qui participe le plus à la colonisation." explique à raison Pascal Bonacorsi (Revue Histoire, les collections n°81). Il est notable que notre petit peuple, niché sur une montagne au milieu de la mer et n'ayant jamais disposé de conditions idéales pour produire de façon conséquente richesses et biens manufacturés, développe depuis des siècles une grande propension à l'exode et à l'aventure guerrière. L'Empire Romain, les Corses au service du Pape, les régiments corses présents dans chaque grande cité-Etat d'Italie lors de la Renaissance : l'aventure coloniale française s'inscrit dans la continuité logique de cette exportation de force combattante. Parmi ces nombreux départs, en plein XIXe, alors que la dynastie corse (ainsi nommée par Bainville) dirige la France à travers le Second Empire et que l'expérience coloniale française n'en est qu'à ses balbutiements, plusieurs s'orientent vers la Nouvelle-Calédonie. On y retrouve de nombreux Corses dans l'administration de ce qui est alors une colonie pénitentiaire française en plein Océan Pacifique.
Dès le Second Empire, les départs massifs sont à l’origine du déclin démographique de la Corse et concernent surtout la paysannerie, notamment dans les zones les plus peuplées comme la Castagniccia.
Entre autres emplois dans la fonction publique d’État, les Corses sont aussi partis au plus loin du globe, en Nouvelle-Calédonie, colonie de peuplement et destination des bagnards réduits aux travaux forcés, afin d’y exercer le métier de surveillant pénitentiaire.
Là-bas, le dépaysement y est total, tant sur le plan de l’environnement que du climat ou du contexte du travail. Progressivement, apparaît la volonté ferme et naturelle de retrouver ses semblables afin d’organiser une vie communautaire. En Nouvelle-Calédonie, les insulaires instaurent un réseau d’entraide et de solidarité entre Corses qui se transforme progressivement en amicale. Similairement, ce réseau prend corps aussi chez les forçats.
Ces Corses qui officient en tant que surveillants pénitentiaires forment une part très importante au sein de l’administration pénitentiaire de Nouvelle-Calédonie et, à ce titre, leur présence non négligeable tend à constituer une communauté organisée et soudée.
En outre, il n’est pas rare que les fonctionnaires en poste durant plusieurs mois, voire plusieurs années, fassent venir leurs épouses et enfants. C’est ainsi que femmes et filles lettrées de surveillants pénitentiaires sont embauchées afin de pourvoir à l’enseignement primaire des jeunes enfants.
Aux archives nationales de l’outre-mer d’Aix-en-Provence, l’inspection des fonds a permis de faire ressortir de nombreux patronymes corses sur plusieurs années.
Prenons l’exemple de l’année 1905. À cette date, le bagne ne reçoit plus de nouveaux condamnés (Le bagne de Nouvelle-Calédonie, surnommé la Nouvelle, est un ancien établissement pénitentiaire en activité de 1864 à 1924 . Situé sur les îles de Nouvelle-Calédonie dans l’océan Pacifique Sud, environ 21 000 prisonniers français de métropole y furent déportés de 1864 à 1897 ) mais restent en service pour les lourdes peines et les concessionnaires qui ont fondé des familles sur place.
Il existe alors cinq écoles pénitentiaires en Nouvelle-Calédonie pour les enfants des libérés et concessionnaires. Élément probant, toutes sont dirigées par des épouses ou filles de surveillants corses :
Île Nou, école de filles : dirigée par Melle Renucci, fille de Surveillant.
Camps Est, école mixte : dirigée par Melle Luccioni, fille de Surveillant.
Montravel, école mixte : dirigée par Mme Colonna, épouse de Surveillant.
Île des Pins, école mixte : dirigée par Mme Casamatta, fille de Surveillant.
Poembout, école mixte : dirigée par Mme Ercoli, épouse de Surveillant (arrivé en 1905).
Pour l’anecdote, la même année, quelques surveillants corses arrivent sur l’île, parmi eux, les surveillants Versini, Lucchini, Genini, Ercoli, Tomasi, Giacobbi.
Trois quittent l’île : Bozza, Casanova et Poletti.
La proximité et l’usage de la langue permet une certaine sympathie et bienveillance entre surveillants de l’administration pénitentiaire et condamnés corses. À ce sujet, Frédéric Angleviel-Mariotti décrit la vive attention qu’un surveillant corse a eu pour son aïeul Paul-Louis Mariotti, jeune forçat de son état, en lui conseillant de ne pas soutenir du regard les autres bagnards afin de s’éviter les ennuis fréquents dans ce milieu pénitentiaire. En effet, le jeune homme de dix-neuf ans originaire de Campile aurait pu être confronté au pire si la fougue de sa jeunesse n’avait pas été maîtrisée par les précieuses recommandations de son compatriote surveillant.
Certain surveillants pénitentiaires se distinguent même par leur courage, leur investissement au sein de l’administration coloniale et reçoivent distinctions et médailles honorifiques diverses.
Par exemple Paul Leca, né le 8 décembre 1828 à Ota, passe surveillant de 1ʳᵉ classe décoré de la médaille militaire le 16 juin 1855, puis reçoit la Légion d’Honneur le 29 octobre 1878 pour ensuite partir en retraite le 7 avril 1879.
Selon les recherches entreprises, il semblerait que les surveillants pénitentiaires, dans leur majorité, ne restent pas à résidence définitive en Nouvelle-Calédonie. Il est possible qu’une fois leur mission accomplie en outre-mer, ils ne souhaitent pas rester sur une île trop éloignée leur terre natale.
Ce choix de faire souche ou de partir, les condamnés aux plus lourdes peines, eux, ne l’ont pas. Ces forçats, qu’ils soient transportés, relégués ou déportés, contribuent nettement à l’essor de la population coloniale de l’île. Ainsi, leur destin est intimement lié à celui de la Nouvelle-Calédonie.