Il me semble nécessaire, pour comprendre le rôle précieux de la figure entrepreneuriale dans le monde moderne, de commencer ce pèlerinage au travers d’une œuvre fictionnelle en même temps que visionnaire. Je parle, bien entendu, de l’ouvrage Atlas Shrugged (ou La Grève, en français) de la philosophe Ayn Rand.
Dans ce livre, la philosophe objectiviste propose une vision radicale de l’individu et de l’entrepreneur, non seulement comme un créateur de richesse matérielle, mais comme le garant de l’ordre rationnel dans un monde en proie à l’irrationnel et au chaos. Pour Rand, l’homme est un être capable de raisonner, d’agir sur le monde et de le transformer selon sa vision. Il n’est pas un être passif soumis aux aléas de la société ou à la volonté d’autrui, mais un acteur, un bâtisseur, maître de ses choix, qui construit son propre destin à partir de la réalité qu’il perçoit et qu’il transforme par l’action.
La véritable valeur de l’entrepreneur réside dans sa capacité à prendre des décisions, à organiser son environnement pour qu’il corresponde à ses objectifs, à sa vision du futur à anticiper et à reconnaître des opportunités là où d’autres voient uniquement des obstacles. L’entrepreneur est celui qui fait, qui prend des risques calculés, qui met à l’épreuve ses idées dans la réalité, loin des rêveries démagogiques et des idéologies. C’est un acteur qui choisit délibérément de ne pas se laisser guider par l’irrationnel ou l’émotionnel. C’est là la clef de la pensée de Rand : la raison. Cette dernière est non seulement un outil de survie mais le moyen par lequel l’individu organise et coordonne son action.
Dans La Grève, ce point est magistralement illustré par le personnage de John Galt, qui symbolise la volonté de vivre selon ses propres choix rationnels, loin des décrets imposés par un système politique et économique décadent. La réalité, selon Galt, n’est pas un produit des désirs ou des croyances de la société, mais un fait objectif que l’individu doit accepter pour être capable de mener une vie productive et florissante, où la notion de responsabilité n’est pas galvaudée et sacrifiée sur l’autel du collectivisme.
Au cœur de la philosophie objectiviste : la raison
Comment l’homme découvre-t-il la nature du réel ? Ayn Rand répond par la raison. C’est par la connaissance humaine – qui repose sur un travail fondamental de conceptualisation (on pourrait ajouter de typification) que l’on saisit l’exacte nature de la réalité.
Les axiomes dégagés par l’exercice de la raison sont “les gardiens de l’esprit humain et le fondement de la raison”. La philosophe les exprime sous la forme d’une redondance : “l’existence existe” ; “A est A” ; “la conscience est consciente”. C’est la raison, la faculté d’abstraire, qui permet de dégager des concepts. C’est la loi de l’identité : ce qui existe existe, et ne peut pas ne pas exister simultanément. Des propos qui pourraient prêter à rire, si l’époque moderne ne donnait pas tant de d’arguments de poids à la nécessité de formuler et d’exprimer des pléonasmes.
La Lutte de la Raison Contre l’Absence de Valeur
L’Homme, pour assurer sa survie, doit adopter une approche différente de celle des autres êtres vivants. Contrairement à eux, il ne dispose pas instinctivement des valeurs nécessaires à son existence ; il doit les définir lui-même sous forme de concepts en adéquation avec la réalité qui l’entoure. Ces valeurs ne peuvent émerger que de sa propre conscience. Ainsi, il lui faut un code inédit sur Terre : un ensemble de principes servant à orienter ses choix et ses actions.
Selon l’éthique objectiviste, la vie humaine constitue la base de toute valeur, et chaque individu doit considérer sa propre existence comme son objectif moral fondamental. Cependant, il ne s’agit pas simplement de survivre biologiquement, mais de vivre pleinement en accord avec des valeurs rationnelles. Ainsi, seule est moralement légitime la prospérité obtenue grâce aux efforts et à la raison de chacun.
Ainsi, Rand soulève également un autre point fondamental : l’individu. Pour être véritablement humain, celui-ci doit être capable de réaliser ses rêves et ses visions à travers l’action. L’homme animé par la raison et la quête de sens, celui qui édifie des œuvres tangibles et pérennes, qui met son savoir-faire et son esprit au service de besoins authentiques, est le garant de l’ordre dans un monde qui, sans lui, basculerait dans l’irrationnel. L’homme rationnel n’est donc pas simplement celui qui veut accumuler des biens ou du pouvoir ; c’est celui qui comprend que sa vie n’a de sens que s’il crée quelque chose de réel, qui subsiste et profite aux autres, dans la mesure où cela découle de sa propre volonté créatrice et non de l’exploitation des ressources d’autrui. A cela, on ne manquera guère de se souvenir de ce fameux propos de Goethe : « Veux-tu jouir de ta propre valeur ? Prête aussi une valeur au monde. » Un propos ô combien rejeté, dans un univers biberonné aux droits-créances et aux « acquis sociaux ».
Le Combat Contre l’Irrationnel : Politiciens et Bureaucrates
Mais la vraie lutte, selon Rand, ne réside pas dans un affrontement de classes sociales traditionnelles, comme l’imaginait Marx, mais dans un combat ontologique, entre l’individu rationnel et l’État, entre ceux qui agissent sur le monde par leur propre effort et ceux qui, par l’usage de la violence ou des privilèges politiques, dérobent le fruit du travail des autres. L’œuvre d’Ayn Rand rappelle la forme originelle de la lutte des classes telle qu’elle avait pris forme chez les libéraux français Charles Comte et Charles Dunoyer : non pas celle des riches contre les pauvres ; mais des productifs contre les spoliateurs.
Les ennemis de l’entrepreneur dans Atlas Shrugged ne sont pas uniquement les figures de l’oppression économique, tels les grands manias du rail, mais aussi les politiciens et les bureaucrates, qui usent de la force pour contrôler la société, ou bien encore des individus qui abandonnent leur capacité à raisonner, se soumettant aveuglément aux diktats de l’État.
Ce processus de déresponsabilisation de l’individu par la collectivisation des valeurs et des actions est un élément central de la critique de Rand, car il nie à l’homme sa dignité, sa capacité à choisir et, par extension, sa capacité à créer. Le récit nous offre des éléments presque effrayants d’une réalité perceptible : des professeurs qui nous enseignent que notre raison est une chimère, qui vantent le cannibalisme politique et symbolique et l’égalitarisme, des magnats qui ne savent faire de profits sans l’aide du Moloch étatique, des individus sans valeur vantant un non-mode de vie.
L’Individu Créateur et Bâtisseur : La vision d’Ayn Rand
Ayn Rand nous propose donc une vision de l’homme en tant qu’être rationnel, indépendant et créateur, un individu dont la faculté essentielle est la raison, et dont la survie dépend de sa capacité à exercer cette raison dans un monde régi par des lois objectives. Dans Atlas Shrugged, comme dans ses essais, elle oppose deux conceptions fondamentales de l’homme : l’Homme Actif et l’Homme Passif.
L’Homme Actif est celui qui produit, qui innove, qui crée. Il est l’entrepreneur, l’artiste, l’inventeur, l’industriel qui façonne le monde selon sa propre vision. En fait, il est tout homme qui use de la raison, qui se rend bien compte d’être l’agneau sacrificiel d’un collectivisme monolithique. Son moteur est son indépendance intellectuelle, son refus de se soumettre aux diktats d’un collectif oppressif.
« Son besoin premier est l’indépendance – pour penser et travailler. Il ne veut pas et ne recherche pas le pouvoir sur les autres hommes – il ne peut pas non plus travailler sous aucune forme de contrainte.» (Readers Digest, 1944).
L’Homme Actif incarne le principe selon lequel la civilisation progresse grâce aux individus qui refusent d’abdiquer leur raison et leur autonomie. À l’inverse, l’Homme Passif est celui qui craint l’indépendance, qui cherche à être pris en charge, dirigé, contraint. Il accueille le collectivisme avec soulagement, car celui-ci lui évite la responsabilité de penser et d’agir par lui-même. Cet homme est celui qui, selon Ayn Rand, se fait complice de l’érosion des libertés, en échange d’une sécurité illusoire.
Mais l’Homme Actif ne peut prospérer sous la contrainte. Lorsqu’il est privé de sa liberté d’agir, la société tout entière s’effondre, car il est son moteur. C’est le cœur du message d’Atlas Shrugged : que se passe-t-il quand les créateurs, las d’être exploités et méprisés, décident de se retirer ? Quand ceux qui soutiennent la société refusent de porter plus longtemps le poids de ceux qui la pillent ? D’où le signifiant titre français : la Grève. Une grève silencieuse, mais qui amorce la sécession des forces productives avec le reste de la société.
Dans Atlas Shrugged, les entrepreneurs comme Hank Rearden et Dagny Taggart représentent cette classe d’individus qui, par leur ingéniosité et leur travail, élèvent toute la société. Mais dans le monde collectiviste décrit par Rand, ces hommes sont entravés par des politiciens et des intellectuels qui diabolisent leur réussite au nom du « bien commun ». Ce même « bien commun » que Rand dénonçait déjà en 1944 comme le paravent derrière lequel se cachent les tyrans : « Des horreurs qu’aucun homme n’oserait envisager pour son propre intérêt égoïste sont perpétrées en toute bonne conscience par les ‘altruistes’ qui se justifient au nom du bien commun. »
L’alternative que nous propose Rand est donc claire : la soumission au collectivisme, qui écrase les individus talentueux et réduit toute société à la médiocrité, ou bien la reconnaissance des droits inaliénables de l’individu, qui seul peut créer et faire progresser l’humanité.
« Nous sommes maintenant confrontés à un choix : aller de l’avant ou revenir en arrière. » Pour Ayn Rand, aller de l’avant signifie redonner à l’individu la place qui lui revient : celle du bâtisseur, du créateur, de l’homme qui façonne le monde à son image, en accord avec sa raison et sa propre valeur.
Marius Joseph Marchetti