L’effet communautaire de Hardin
La France, de manière plus générale, semble coincée entre deux phénomènes qui nuisent à la compétitivité de son économie. D’un côté, elle dispose d’une gauche profondément ancrée dans des idéaux socialo-marxistes, et de l’autre, une droite qui, au fil du temps, a fini par adopter des politiques proches de celles de la gauche. Ce paradoxe trouve son explication dans plusieurs facteurs.
Le socialo-marxisme, qui reste puissant en France, est encore largement soutenu par une partie importante de la population. Ce phénomène est dû au maintien de la rhétorique de la lutte des classes, là où d’autres nations européennes ont préféré évoluer vers une social-démocratie moins idéologique. En parallèle, la droite, malgré ses positions parfois anti-communistes, adopte souvent des solutions administratives, telles que des lois, des allocations et des interdictions, pour résoudre des problèmes sociaux. Cela peut s’expliquer par une présence importante de fonctionnaires au sein des rangs mêmes de la droite, qui a toujours évolué dans des contextes bureaucratiques, plus familiarisés avec les mécanismes administratifs qu’avec les processus de marché.
Raymond Boudon nous explique que, selon Russell Hardin, lorsque nous nous sentons appartenir à une communauté, nous avons tendance à nous conformer à ses principes et à ses idées. Cela se produit moins sous l’influence d’une obscure tendance au conformisme, que parce que ces principes et ces idées ont pour nous une valeur fonctionnelle. Souvent, nous nous sentons membres d’une communauté et nous persistons dans ce sentiment, non seulement par un effet mécanique d’inertie, mais parce que les valeurs de ladite communauté servent nos intérêts. C’est ce que le sociologue nomme l’effet Hardin. Comme le rappelle Raymond Boudon dans son ouvrage Renouveler la démocratie :
« [L]e fonctionnaire peut difficilement avoir une vision libérale du monde, non seulement pour les raisons d’identification à la communauté des fonctionnaires […], mais aussi parce que, dans sa vision du monde, l’Etat est le principal mécanisme capable d’introduire de l’ordre dans la jungle des intérêts et la poussière des initiatives individuelles. Max Weber a relevé que cette vision étatiste est caractéristique du serviteur de l’Etat et qu’elle a le statut d’une sorte de constante historique : les fonctionnaires prussiens considèrent, comme les fonctionnaires romains en leur temps, qu’un système politique efficace repose sur une administration rigoureusement hiérarchisée, soumise à une autorité toute-puissante, tenue elle-même pour l’incarnation de règles impersonnelles et omniprésentes. »
La France bloquée : un parallélisme entre l’Ancien Régime et aujourd’hui
Dans Tocqueville Aujourd’hui, Raymond Boudon met en lumière un paradoxe frappant de l’Ancien Régime : un État à la fois omniprésent et impuissant. Loin de l’image d’une monarchie absolue toute-puissante, il décrit une administration encombrée de lourdeurs bureaucratiques et incapable de réformes profondes. Ce constat fait écho à la situation contemporaine de la France, où l’État se veut fort tout en étant paralysé par ses propres structures.
Sous l’Ancien Régime, la centralisation du pouvoir s’accompagnait d’un développement excessif des corps administratifs. Tocqueville notait déjà cette contradiction : « Au XVIIIe siècle, toutes les affaires de la paroisse étaient conduites par des fonctionnaires (…) les uns étaient nommés par les intendants de la province, les autres élus par les paysans eux-mêmes » (L’Ancien Régime, p. 75, cité par Boudon, p. 244). Cette prolifération de fonctionnaires et de réglementations entravait toute initiative locale et empêchait les réformes structurelles nécessaires. Aujourd’hui, la France semble souffrir du même mal. L’État, omniprésent dans l’économie et la gestion publique, peine pourtant à résoudre des problèmes structurels comme le chômage, la dette publique ou la réforme des retraites. La complexité administrative et la lourdeur des décisions freinent toute forme de réforme qui permettrait de libérer le contribuable du fardeau public.
Boudon rappelle également que, sous l’Ancien Régime, toute tentative de réforme se heurtait aux résistances des corporations, des parlements et des privilèges. Tocqueville observe que « les citoyens, désespérant d’améliorer eux-mêmes leur sort, accourent tumultueusement vers le chef de l’État et demandent son aide. Se mettre à l’aise aux dépens du Trésor public leur paraît être (…) la voie la plus aisée et la mieux ouverte à tous » (DAII, p. 599, cité par Boudon, p. 247).
De façon troublante, cette situation se retrouve dans la France actuelle. Les réformes économiques et sociales, bien que jugées nécessaires par une grande majorité d’experts, suscitent une opposition farouche. Chaque tentative de réforme majeure – qu’il s’agisse des retraites, de la fiscalité ou du marché du travail – déclenche des mouvements sociaux paralysants et des débats sans fin, du fait d’un pouvoir social omniprésent. À l’image des corporations d’antan, certains groupes d’intérêts défendent leurs acquis au détriment du bien commun, retardant toute modernisation.
Un autre point de comparaison réside dans la centralisation excessive du pouvoir. Sous l’Ancien Régime, la France était dirigée depuis Versailles, loin des réalités locales. Tocqueville notait déjà que cette distance entre le centre et la périphérie rendait l’administration rigide et inefficace : « Les fonctionnaires administratifs, presque tous des bourgeois, forment déjà une classe qui a son esprit particulier, ses traditions, ses vertus, son honneur, son orgueil propre. C’est l’aristocratie de la société nouvelle » (L’Ancien Régime et la Révolution, p. 106, cité par Boudon, p. 245). La situation n’a guère changé, dans ce pays où toute prise de décision est excessivement concentrée à Paris, et où les collectivités locales peinent à obtenir une autonomie véritable. Cette centralisation renforce le sentiment d’une fracture entre les citoyens et les dirigeants.
Le trilemme étatiste : les 3 grands obstacles à toute réforme
La situation de la France rappelle également un triangle infernal analysé par Milton Friedman dans La Liberté de Choix. Ce triangle repose sur trois acteurs clés qui bloquent toute évolution :
- Les politiciens qui privilégient le court terme et les échéances électorales immédiates, souvent en raison de leurs propres positions fonctionnarisées. Nombre d’entre eux sont des fonctionnaires, et la possibilité de réintégrer leurs fonctions s’ils perdent une élection renforce leur intérêt pour le statu quo.
- Les hauts-fonctionnaires et leurs administrations, qui résistent au changement. Leur influence est démesurée, et leurs administrations sont des monolithes presque intouchables, indépendants des cycles électoraux. Ils sont des Etats dans l’Etat.
- Les syndicats, qui monopolisent la représentation des travailleurs. Mais ces syndicats sont principalement composés de fonctionnaires, alors qu’au temps de la IIIe République, les fonctionnaires n’avaient pas le droit de manifester. Aujourd’hui, ils détiennent une influence disproportionnée, notamment parce qu’ils ont les moyens de confondre leurs revendications avec l’opinion publique. C’est le pouvoir social décrit par Raymond Boudon et dénoncé par Alexis De Tocqueville.
Conclusion
Nous ne pouvons que reprendre à notre compte le terrible constat qui est posé par François Facchini dans l’étude que nous avions précédemment cité. Le décrochage économique en France résulte d’un système de production et de diffusion des connaissances économiques qui est largement contrôlé par l’État. Nous l’avons dit, et toutes les statistiques tendent à le montrer. La France est un pays qui a très largement emprunté le chemin de l’étatisme, et toutes ses élites en partagent le schéma de pensée interventionniste.
Le déplacement de la fenêtre d’Overton (que je nommerai DFO), comme d’autres l’ont soulevé avant moi, est une nécessité si l’on souhaite faire sortir la Corse, et les pays occidentaux en général, du déclin décivilisationnel qui se produit à chaque fois que l’Etat se substitue à la société et aux individus. Ce même DFO n’est possible que si l’on prend conscience de la nécessité d’introduire de la concurrence au sein des sciences économiques, et au sein de l’enseignement lui-même, ainsi que dans l’offre du marché politique car « celui qui est maître de l’éducation peut changer la face du monde. » (Leibniz).
Marius Joseph Marchetti