Palatinu

A Muvra : de la maîtrise de l’eau, de la production et du libéralisme, les préconisations économiques

1920. Une Corse exsangue. Une économie au point mort. Une société toujours très largement régie par l'agriculture vivrière et le rythme du sylvo-agro-pastoralisme. Bien qu’ayant profité des bienfaits des politiques de développement infrastructurel du Second Empire, l’île ne bénéficie pas de la révolution industrielle qui enrichit et accroît de façon massive la production occidentale. Enclavée géographiquement entre une insularité handicapante et une montagne difficile à aménager, la Corse ne réussit pas à amorcer sa modernisation. Tel est le contexte économique dans lequel évolue la démarche muvriste dès 1920. Palatinu vous propose, chers lecteurs, un bref aperçu de ce que les nationalistes corses de l'entre-deux-guerres proposent alors en matière de vision économique et de développement infrastructurel pour la Corse.

« Quand on sait que la Corse est le pays le plus misérable d’Europe » disent les partisans de Rocca, partageant avec l’essentiel de l’opinion publique ce constat amer :

« Nous avons été tous frappés par l’état lamentable où se trouve l’Île. Nul pays, en Europe, ne lui est comparable en beauté mais aussi en misère et en désolation. »

À cette situation A Muvra souhaite désigner plusieurs coupables. Parmi eux le “fonctionnarisme”, c’est-à-dire la surreprésentation des Corses dans l’administration publique qui, s’il permet d’obtenir pour beaucoup d’insulaires des débouchés certains et un cadre de vie confortable, crée des liens de dépendance profonds et vide la ruralité de ses forces vives : 

«Est-il besoin de montrer le mal que font à la Corse les apologistes du petit fonctionnarisme – ce fonctionnarisme qui va de l’école de compagnie à la chiourme bureaucratique. 

Les familles se désagrègent ; Notre sol reste inexploité, faute de bras ;»

Toute une économie basée sur l’embauche publique qui tend à encourager sinon à provoquer l’exode massif qui détruit la démographie corse, les nationalistes la dénonce de toute évidence mais ne font pas l’économie de quelque mise à l’index, notamment en termes de politique locale :

« La cause principale de notre faiblesse à travers les siècles est la discorde intérieure. Après avoir fleuri de tous temps, elle a permis aux politiciens actuels de l’exploiter en créant une politique de clans dont la conséquence directe est le fonctionnarisme. »

Le clanisme est clairement désigné comme l’un des principaux éléments responsables de l’asservissement des Corses et de leur appauvrissement collectif. Le muvrisme use de nouveau de la figure de l’élite locale vendue, corrompue et égoïste, lui faisant dire au peuple ahuri et anémique : « Cuntintatevi di a nostra miseria ! C’è latte, pane e casgiu, un pezzu di lonzu, un granellu d’uva, un ficu e una noce. (Contentez-vous de notre misère ! Il y a du lait, du pain et du fromage, un bout de lonzu, un peu de raisin, de figue et une noix.)»

La Corse est pauvre et misérable. Elle doit sa misère au fonctionnarisme et aux chefs de clans qui en usent. Le constat et le diagnostic sont dressés. Le manque de moyen et l’attitude dédaigneuse de la France (l’on utilise de moins en moins le vocable “gouvernement” ou “Paris” dès l’année 1924) sont eux aussi désignés comme des facteurs majeurs de sous-développement tout en fixant un objectif et une perspective politique clairs : 

« A Corsica è a mamma di tutt’i Corsi, e deve pudè nutrilli tutti. Cume quelli di a Francia i so dui petti si chiamanu lavoru e pasculi « labour et pâturage ». Ora di sti dui petti unu un tira quasi più e va sicchendusi. E frebbe, a gattiv’eria, a mancanza di strade e i mezzi di trasportu, eccu e principale cause di a morte di u lavoru. A i Corsi chi si ne lagnanu a Francia risponde : Se voi un pudete campà ne u vostru paese, abandunatelu, saltate u mare, venite quì inde mè ; c’è piazze per tutti n’a dugana, n’e poste, n’a gendarmeria e n’e culunie.

(La Corse est la mère de tous les Corses, et doit pouvoir les nourrir tous. Comme ceux de la France, ses deux seins se nomment labour et pâturage. Or de ces deux seins, un ne tire presque plus et commence à sécher. Les fièvres, la malaria, le manque de routes et de moyens de transports, voilà les principales causes de la mort du labour. Aux Corses qui s’en

plaignent, la France répond : Si vous ne pouvez pas vivre dans votre pays, abandonnez-le, franchissez la mer, venez ici chez moi ; il y a de la place pour tous dans la douane, les postes, la gendarmerie et les colonies.)»

Nourrir les Corses, leur apporter les éléments essentiels propices à la vie et à la reproduction dans l’espace historique qui est le leur. L’autonomie voir l’indépendance alimentaire justifiée par la liberté qu’elle entraîne nécessairement :

« Il faut empêcher nos compatriotes de s’expatrier, obtenir que leurs regards follement ambitieux, n’essayent plus de percer l’horizon, savoir que notre avenir est tout entier dans l’élevage, dans l’attachement à cette terre qui nourrissait nos ancêtres, leur permettrait de soutenir des luttes séculaires et ne les laissait point à la merci des fournisseurs d’outre-mer. »

En somme, le premier pilier de développement de la Corse doit être l’agriculture. C’est ici une vision traditionnelle de l’aménagement et de l’organisation d’un pays. « D’abord l’agriculture, puis l’industrie, c’est-à-dire les manufactures ; enfin le commerce qui ne doit être que la surabondance des deux premiers », dit Napoléon à Las Cases en 1816, parlant de son œuvre économique. A Muvra insiste régulièrement sur les possibilités immenses qui s’offrent à la Corse et qui ne sont pas exploitées :

« C’est un immense jardin en friche dont nous sommes propriétaires. »

Au-delà des positions de principe et de la revendication autonomiste qui motive de toute évidence l’idée de rendre la Corse alimentairement autosuffisante, des questions pratiques se posent inévitablement. En ce sens, les infrastructures sont perçues comme un outil essentiel de modernisation et d’optimisation des capacités productives de l’agriculture corse. La question de l’eau et de l’irrigation est une problématique sous-jacente et traitée régulièrement dans l’oeuvre muvriste :

« En un récent article, j’ai essayé de démontrer que l’avenir de la Corse est dépendant de l’utilisation de l’énergie électrique ; j’ai préconisé le barrage des énormes poches naturelles […] Oui de l’eau à tous les étages, dans toutes les pièces, c’est-à-dire sur les coteaux, dans les vallées et dans les plaines […] Des plaines d’Aleria au sommet du Rotondo […] emmagasiner des milliards de mètres cubes d’eau, pendant les hivers et les printemps pour les répartir, l’été venu, partout où la terre, haletant sous la brutale caresse d’un soleil trop ardent, réclame pour donner de l’or, un peu d’humidité. »

Les corsistes souhaitent une Corse au travail, disciplinée, équipée, recouverte de cultures diverses et riche de productions abondantes, non pas victime de son insularité et de sa montagne escarpée mais au contraire en capacité d’exploiter son relief et sa position méditerranéenne : 

« Dans la plaine assainie, débarrassée des anophèles propagateurs, le blé, les céréales […] Dans la zone tempérée, la vigne, l’olivier, l’oranger […] Sur les hauteurs, le châtaignier, les pâturages gagnés sur le maquis, et par conséquence l’élevage, mamelle sainte du domaine idéal que sera la Corse de demain.

Par voie d’échange, et grâce aux relations suivies qui s’établiront dès l’achèvement d’un réseau routier conçu pour desservir jusqu’au moindre val, la plaine nourrira la montagne et la montagne substantera la plaine. »

Néanmoins, les propositions muvristes en termes de développement économique ne se bornent pas à l’agriculture. Il est même intéressant de découvrir le modèle entrepreneurial que mettent en avant les nationalistes à travers le choix qu’ils font d’ériger en modèle à suivre la Fried. Krupp AG, communément appelé Krupp : 

« À Essen, sous l’autorité d’un magnat, la firme Krupp et Cie fonctionne depuis des lustres pour l’accomplissement des œuvres de mort, avec 80.000 ouvriers organisés à l’allemande. Ne peut-on concevoir une Corse économique, organisée suivant les souples données du génie latin avec ses 300.000 habitants volontairement astreints à l’édification de la prospérité commune. »

La vision économique d’A Muvra s’inscrit sans aucun doute dans un schéma libéral et capitaliste. Si l’évocation de la firme Krupp est déjà significative, les muvristes vont plus loin préconisant purement et simplement le quasi-affranchissement de toute taxe et de tout prélèvement en faveur des investissements qui seraient faits en Corse : 

« Peu ou pas de droits aux entrées, de très faibles droits de sorties […] La plus large liberté de travail consentie au capital qui viendrait fructifier en Corse. »

Le refus du fonctionnarisme, le développement des infrastructures (barrages, routes, irrigation), la volonté de tendre vers l’autosuffisance alimentaire, la lutte contre l’exil systématique, l’esprit entrepreneurial sur fond de libéralisme économique et de libre-échange, toutes les propositions des nationalistes d’A Muvra convergent finalement vers un but avoué :« Il faut que la Corse se repeuple et produise. »

Nicolas Battini
Sources :

A Muvra, Article « Lettera Bastiese » de Fernand Lombardi, n°119, 26 août 1923.
A Muvra, article « La Question Corse » de F.C (Fait au camp de prisonniers de guerre de Lechfeld, Bavière, 1918), n°174, 19 octobre 1924.    
A Muvra, Article « Pour les Racoleurs » de Fernand Lombardi, n°124, 30 septembre 1923.
A Muvra, Article « L’acelli jungnenu e partenu » de Martinu Appinzapalu (Dumenicu Carlotti), n°118 , 19 août 1923.
A Muvra, article « Riflessioni d’un veru Corsu » di Sambucucciu di Casinca, n°179, 30 novembre 1924.
A Muvra, Article « Lettera Bastiese » de Fernand Lombardi, n°118, 19 août 1923.
A Muvra, Article « La Corse est riche » de Cervioni, n°120, 2 septembre 1923.
A Muvra, Article « Ile franche » de Cervioni, n°121, 9 septembre 1923.

1 Comment

  • PALMESANI Simone

    Très bon article.
    Sommes nous restés bloqués en 1920 ???

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