L’origine de la tête de Maure est toujours discutée. Discutée ne voulant pas dire incertaine. Il est bien évident que la question soulevée est d’importance. D’où vient la testa mora, quel en est le parcours, le sens originel et finalement, quelle signification autre que régionale, identitaire ou ethnique peut-elle revêtir ? À quel message transmis à travers les âges se rattache donc ce drapeau qui nous est aujourd’hui si familier et qui, pour chaque Corse, incarne l’appartenance, le foyer et l’héritage familial ? C’est la question que nous posons, en toute humilité, en attirant l’attention du lecteur sur le fait que, au-delà des éléments avérés et sourcés, la précaution reste de mise même si notre positionnement est, en la matière, fondamentalement et farouchement aragonais.
Quelques légendes circulent, comme celle selon laquelle l’un des innombrables raids barbaresques organisés contre les villages de Corse se serait vu opposer une farouche résistance qui aurait finalement débouché sur la victoire des autochtones assaillis. Ces derniers se seraient employés à décapiter les maures vaincus, exhibant par la suite les chefs sanglants de leurs agresseurs défaits. C’est du reste un conte largement présent au dos de nombreuses cartes postales, ce qui est loin d’en soutenir la véracité. Une autre légende, car nous parlons bien de légendes, évoque cette jeune Corse enlevée par les Maures, délivrée par son fiancé qui terrasse un puissant lieutenant du roi musulman commanditaire du rapt et présente son trophée un peu partout dans un mémorable tour de Corse. Dans tous les cas, la tradition orale et, à certains égards, folklorique laisse entrevoir une présence très forte dans l’imagination populaire du traumatisme des raids musulmans en Corse.
Ces derniers s’étendent de fait sur une période relativement longue qui débute vers 806 et se poursuit, selon Alain Venturini, des années durant malgré quelques décennies d’accalmie. La fin de cette première période de pillages et de rapts systématiques prend fin “au plus tard à compter du traité réciproque de non-agression conclu vers 1150 entre Pise et le roi de Valence, la piraterie sarrasine n’est plus qu’un mauvais souvenir, avant sa reprise dans le dernier tiers du XIVème siècle.” (Histoire de la Corse, Volume 1, des origines à la veille des révolutions, Occupations et adaptations, Sarrasins et Maures, Editions Alain Piazzola, 2013, Ajaccio). Une reprise largement amplifiée par la chute de Constantinople en 1453 qui livre la majeure partie du Mare Nostrum à la puissance ottomane, exposant ainsi les Corses et toutes les populations chrétiennes méditerranéennes à plusieurs générations de massacres et de rapines (voir notre article “ Le saccage de Sartè ” du 26 mai 2022) qui alimentent le marché aux esclaves d’Alger.
Une autre hypothèse tend à s’amplifier ces derniers temps : la piste mauricienne. Notamment défendue par l’excellent Michel Vergé-Franceschi, qui pense y voir la représentation de saint Maurice, martyre de Valais, chrétien copte exécuté sous Dioclétien et présent dans de nombreuses héraldiques européennes. Nous ne développerons pas davantage en ce que Corse-matin vient de traiter de la question il y a peu, (Drapeau corse, la clé du mystère de la tête de Maure, 10 août 2022), ponctuant son article par un définitif : “Désormais, l’histoire du drapeau est entendue.” Pas pour tous, assurément.
Notre histoire part de loin, de très loin, tandis que la quasi-totalité de de la péninsule ibérique est dominée dès 721, après la conquête musulmane des derniers royaumes wisigoths de Narbonne, par la dynastie arabe des Omeyyades. Les troupes arabo-berbères surgissent d’Afrique du Nord après la soumission par l’Islam des populations berbères au terme de longs conflits. La dynamique conquérante de l’Islam est alors à son apogée. Un siècle seulement après l’Hégire (622), le monothéisme arabe domine la moitié de l’ancien Empire Romain et s’étend de Lisbonne jusqu’aux Indes.
Néanmoins, en été 722, par la victoire de Covadonga, alors que des chrétiens établissent le royaume des Asturies en mettant en déroute une troupe de combattants mahométans, débute ce grand phénomène de recul progressif des musulmans en Espagne connu sous le nom de Reconquista (Achevé en 1492 par la prise de Grenade). Les chrétiens d’Aragon, de Navarre, des Asturies, de Galice, de León ainsi que de la Castille, soutenus par une partie significative de la chrétienté, tiennent tête durant sept siècles aux menées islamiques conquérantes.
C’est dans ce contexte qu’a lieu en 1096, le 25 novembre, dans les environs de Huesca, une bataille qui oppose Pierre 1er, roi d’Aragon, à plusieurs taïfas, les royaumes musulmans ibériques nés de la dissolution du Califat de Cordoue en 1031. Hipolioto Gómez évoque ce moment d’histoire :
“Vuelvo a leer en Zurita, que siempre merecerá la pena, lo que escribió en sus Anales respecto del año 1096. Resulta que el rey D. Pedro mantenía sitiada a Huesca como le hizo prometer su padre D. Sancho
(J’ai relu dans Zurita, qui vaudra toujours la peine, ce qu’il a écrit dans ses Annales concernant l’année 1096. Il s’avère que le roi D. Pedro a assiégé Huesca comme le lui avait fait promettre son père D. Sancho).”
(Hipolioto Gómez, «Alcoraz esta en la historia», sur el Periódico de Aragón, 31 octobre 2004.)
Lors des combats, des renforts mahométans arrivent de Saragosse et son armée se désorganise. On doute de l’issue de l’affrontement, on frappe d’estoc, on frappe de taille. Les conquérants musulmans sont partout, dans la plaine d’Alcoraz farouchement défendue et sur les arrières de l’armée chrétienne :
“Cuenta Zurita que “desde Altabás a Zuera tomaba el ejército de los moros” y que “desde las riberas del Ebro hasta las del Gállego, iba cubierto de gente”. Pero “con grande esperanza”, salió D. Pedro con su ejército para darles la batalla “a un campo que decían Alcoraz” y que sigue llamándose así.
El caso fue que pese a la enorme diferencia de número entre los moros y los cristianos, D. Pedro ganó la batalla.
(Zurita raconte que “d’Altabás à Zuera l’armée des Maures a avancé” et que “des rives de l’Èbre à celles du Gállego, c’était couvert de monde”. Mais “avec beaucoup d’espoir”, D. Pedro est parti avec son armée pour livrer bataille “à un champ qu’ils disaient Alcoraz” et qui continue de s’appeler ainsi.
Le fait est que malgré l’énorme différence de nombre entre les Maures et les Chrétiens, D. Pedro a gagné la bataille.)”
(Hipolioto Gómez, «Alcoraz esta en la historia», sur el Periódico de Aragón, 31 octobre 2004.)
Le roi d’Aragon mène lui-même la charge, permettant au reste de son armée de ne pas rompre le combat et l’emporte, selon la légende, grâce à l’apparition de saint Georges sur le champ de bataille. Bien qu’inférieur en nombre, Pierre 1er sort victorieux d’un combat acharné qu’il dirige à la tête de ses soldats.
Ainsi, c’est à partir de ce jour que la tradition prête à saint Georges le rôle de protecteur du royaume d’Aragon. Pierre III dit le Grand, descendant de Pierre Ier, en hommage à cette victoire alors vieille de deux siècles sous son règne, fait apparaître sur son sceau en 1281 quatre têtes de Maure (une pour chaque roi musulman vaincu à Alcoraz) autour d’une croix de saint Georges (adoptée par de très nombreuses puissances européennes comme Gênes ou encore l’Angleterre). On nomme cette combinaison d’armes La Croix d’Alcoraz, elle fait historiquement partie de l’Armorial de la Maison royale d’Aragon.
Dans son ouvrage “Héros corses du Moyen Âge”, le très apprécié Philippe Colombani, savant spécialiste de la période aragonaise, explique qu’en 1297 “le roi Jacques II d’Aragon se réconcilie avec le pape et, par le traité d’Anagni, accepte d’abandonner la Sicile en échange de la Sardaigne et de la Corse qui sont officiellement des possessions pontificales […] il marque le début des revendications aragonaises sur la Corse.”
Malgré tout, l’autorité du pape sur ces îles reste très théorique, car il délègue ses droits depuis le XIIe siècle aux Pisans et aux Génois qui assurent une forme de gérance et qui, du reste, ne se privent pas de s’affronter régulièrement pour la pleine possession de la Corse. La bataille de la Meloria en 1284 donnant à ce sujet un très large avantage aux Ligures qui finissent par évincer progressivement leurs concurrents pisans sans pour autant contrôler l’intérieur des terres qui restent des possessions féodales dirigées par les nobles corses.
En 1323, les Aragonais décident de faire valoir leurs droits et débarquent en Sardaigne. Dès 1329, les Génois organisent une révolte de leurs partisans insulaires dont l’épicentre se situe dans le Judicat d’Alborea, bastion jusqu’au XVe siècle de l’opposition au pouvoir de Saragosse.
Le premier parti aragonais est constitué en Corse en 1353 alors que Pierre IV d’Aragon reçoit les hommages (et donc l’allégeance) de Guglielmo della Rocca, descendant de l’illustre Giudice di Cinarca, seigneur corse et membre des Cinarchesi, cette lignée de nobles corses fondée, selon la légende, par Ugo Colonna, le romain qui reconquiert l’île tombée aux mains des Maures en 816. Du sein de cette race surgissent durant plusieurs siècles de grandes figures militaires et politiques qui tentent d’unir la Corse sous un même pouvoir politique et qui se heurtent à la volonté dominatrice de Gênes comme à la trahison familiale, les deux étant souvent liées.
Un tournant se produit en 1357 à travers la révolte antiseigneuriale menée, entre autres, par Sambucucciu d’Alandu. Les seigneurs sont chassés de l’île ou bien soumis et le modèle de la commune, des popolari, s’impose à travers l’action des caporali qui invitent Gênes à les appuyer en s’emparant de toute la Corse. Une véritable deditio, largement compréhensible alors en ce que les rapports corso-génois n’ont à peu près rien à voir avec ce qu’ils deviennent au XVIIIe siècle. Comme l’explique à raison Michel Vergé-Francheschi :
“En 1358, si les populations corses font appel aux Génois, c’est parce qu’elles sont séduites à la fois par la prospérité économique et l’organisation politique de la République.” (Michel Vergé-Franceschi, Histoire de la Corse, Le pays de la grandeur, Editions du Félin, Paris, 2019.)
Le ralliement des seigneurs corses au roi d’Aragon revêt dès lors un caractère idéologique, c’est-à-dire qu’il ne se résume plus à une simple alliance de circonstance, mais procède d’une volonté profonde de défendre d’une part le modèle féodal aristocratique et d’autre part l’exigence d’un pouvoir corse organisé par des seigneurs locaux.
Pierre IV accueille ainsi dans ses possessions sardes nombre de seigneurs corses exilés et dépouillés par le système communal que Gênes promeut et installe progressivement en Corse avec l’aide et le soutien des caporali. Guglielmo della Rocca terrassé par ses ennemis, son fils Arrigo reprend le flambeau paternel à la tête du parti corso-aragonais. Il est contemporain du Stemmario di Geldre, armorial réalisé entre 1370 et 1395. La Corse est déjà symbolisée par une tête de Maure, comme la Sardaigne qui, pour ce qui la concerne, préserve une forme d’étendard bien plus proche de la Croix d’Alcoraz originelle.
Pour la première fois dans l’Histoire, la Corse est représentée par une tête de Maure. On sait, comme évoqué précédemment, qu’à cette même époque la Corse est déchirée dans un conflit opposant popolari alliés aux Génois d’une part et féodaux alliés à Aragon d’autre part. Si la tête de Maure apparaît sur un armorial d’alors présentant la Corse comme étant une possession aragonaise, il semble probable que le symbole ait été également celui des partisans de l’Aragon en Corse. Tout ceci appuie très fortement , sinon certifie, la thèse de l’origine aragonaise du drapeau national des Corses.
Un jour de février 1372, alors que le pouvoir communal, selon les chroniques de Giovanni della Grossa, semble ne pas contenter les populations qui souffrent d’une terrible disette, Arrigo della Rocca débarque en Corse grâce à un brigantin catalan fourni par le roi d’Aragon et entame une longue campagne de ralliement de ses proches, parents, alliés mais aussi des chefs populaires qui, s’ils ont été auparavant las des seigneurs, le sont désormais tout autant des Génois. Dans la foulée, et à l’issue d’une réelle prouesse politique et parfois militaire, Arrigo della Rocca est proclamé Conte di Corsica par tout ce que la Corse compte d’hommes influents, titre prestigieux et inédit qui parachève le projet du stato cinarchese. Un règne qui dure un quart de siècle jusqu’à sa mort en 1401. Il arbore alors, selon Giovanni della Grossa, “un oiseau griffon, surmonté des armes royales d’Aragon”, sans que l’on sache précisément si la tête de Maure y figure. Néanmoins, au vu des éléments susmentionnés, des hypothèses en la matière sont largement permises bien que l’absence de preuves factuelles les confine à des suppositions. Crédibles, mais des suppositions. L’éminent Antoine-Marie Graziani, biographe de Pasquale Paoli et infatigable acteur de la vulgarisation historique, est bien moins prudent que nous en la matière :
“En 1357, les Corses, soutenus par les Génois, se révoltent contre les seigneurs qui partent se réfugier dans des territoires aragonais. Là, ils organisent leur retour avec l’appui des Aragonais et reprennent le pouvoir en instaurant un drapeau avec une tête de Maure. Cette tête de Maure, d’aspect parfois négroïde à ses débuts – symbole des “infidèles” vaincus lors des Croisades et de la Reconquista espagnole – devient la représentation de la Corse.” (Histoire de la Corse, Volume 1, des origines à la veille des révolutions, Occupations et adaptations, Le drapeau à la tête de Maure, Editions Alain Piazzola, 2013, Ajaccio.)
Ainsi donc, de la bataille d’Alcoraz au parti Aragonais, de Pierre Ier roi d’Aragon à Arrigo della Rocca comte de Corse, du XIe au XIVe siècle, a testa mora semble de façon tout à fait cohérente, factuelle et constatable s’implanter en Corse et en Sardaigne par le canal aragonais. Hommage rendu à une grande victoire face aux taïfas d’Espagne, la tête de Maure devient l’étendard sous lequel se rallient les partisans sardes et corses des rois d’Aragon sur leurs îles respectives. Mais peut-être et surtout finalement, elle devient, en Corse, le drapeau de l’éternelle inimitié vouée à la République de Gênes. De fait, jusqu’au début de XVIe siècle, c’est-à-dire la période qui correspond au changement de politique aragonaise quant à la Corse sous Ferdinand, les féodaux corses, Guglielmo della Rocca, Arrigo, le neveu de celui-ci Vincentello d’Istria, Raffè et Giocante de Leca, Gioan Paolo de Leca, Rinuccio della Rocca ainsi que l’immense Sampiero Corso, “le derniers des Cinarchesi”, qui par ailleurs s’appuie sur la France des Médicis, tous bâtissent et construisent leur destin politique insulaire dans l’affrontement face à l’oligarchie génoise.
Il est bien évident que deux siècles et demi de luttes incessantes face au même ennemi laissent une trace certaine au sein de l’imaginaire collectif corse. À tel point que, même lorsque les Aragonais se désintéressent définitivement de la Corse, après la fin de la Reconquista, le drapeau qu’ils ont implanté continuent de représenter quelque chose pour les familles, les affidés et l’entourage de ceux qui l’ont tant défendu. Ainsi, les révolutionnaires corses du XVIIIe, deux siècles plus tard, n’ont pas oublié cette portée symbolique lorsqu’ils établissent, sous le général Paoli, a testa mora comme emblème national de ce qui, rappelons-le, est toujours le Royaume de Corse, hérité des siècles passés. Même après le court règne de Théodore de Neuhoff, le terme de Regno di Corsica est toujours usité, y compris sous le généralat de Pasquale Paoli. Du reste, sur les armoiries en vigueur sous Pasquale Paoli, c’est bien une couronne qui trône au-dessus de la tête de Maure qui tend à devenir une femme, A Moresca.
En définitive, les naziunali, imprégnés comme tous leurs contemporains du bassin italique par la culture médiévale et l’usage chrétien, tout en ayant justifié religieusement leur révolte à travers la Giustificazione della rivoluzione di Corsica de Don Gregorio Salvini, ne voient-ils pas dans la tête de Maure qu’ils brandissent le flambeau du combat des Cinarchesi en faveur du départ de Gênes et de l’établissement d’un pouvoir corse, fort et juste, conforme à la conception chrétienne du Buon Governo ? Les Génois ne sont-ils pas leurs Omeyyades, oppresseurs depuis des siècles ? Les menées cinarchese et paolistes ne sont-elles pas, dans le fond de leur cœur, une Reconquista ?
Peut-être. Certainement. En cela, ne s’inscrivent-ils pas, ces naziunali à tête de Maure, dans les pas des soldats de Pierre Ier, en rangs serrés devant la plaine d’Alcoraz ?
Nicolas Battini
Sources Hipolioto Gómez, «Alcoraz esta en la historia», sur el Periódico de Aragón, 31 octobre 2004. Pierre Antonetti, Trois Études sur Paoli, La Marge, 1991. Michel Vergé-Franceschi, Histoire de la Corse, Le pays de la grandeur, Editions du Félin, Paris, 2019. Philippe Colombani, Héros corses du Moyen-âge, Albiana, 2010, Ajaccio. Histoire de la Corse, Volume 1, Des origines à la veille des révolutions, Occupations et adaptations, Editions Alain Piazzola, 2013, Ajaccio.