Le socialisme en Corse
Toussaint Casanova, dit Santu Casanova ou Ziu Santu, naît à Azzana le 3 juillet 1850. Dès 1875, il se fait connaître à travers Il Testamento di Francesco puis Un Contrasto trà un Guagnese e un Chiglianese en 1876, deux œuvres rédigées dans la langue des lettrés corses d'alors, le toscan. Il fait publier en 1892 les fameux Lamenti di Spanettu qui, pour être entièrement écrits en langue corse, marquent le début du combat linguistique de Santu Casanova. En 1896, il fonde A Tramuntana, première revue opérant la distinction entre l'italien et le corse. Ce faisant, Ziu Santu s'impose comme le père de la revendication linguistique en Corse, un titre qui lui est reconnu aujourd'hui encore. Mais au-delà de son engagement culturel, Santu Casanova est mu par une pensée somme toute fréquente et répandue dans la Corse d'alors, rurale, catholique et toujours exaltée par le souvenir des Empereurs, de Napoléon Ier à Napoléon III. Une pensée, sinon réactionnaire, au moins conservatrice qui voit en la République jacobine, laïcarde et centralisatrice la raison des principaux maux qui frappent l'île et désagrègent sa vieille culture autochtone. Le présent texte intitulé "U sucialismu in Corsica" et signé en 1906, publié dans Primavera Corsa (1927), permet de saisir une partie des adhésions idéologiques du premier défenseur de la langue corse.
LE SOCIALISME EN CORSE
Après les jours froids et tristes de l’hiver, voici le printemps avec son manteau vert qui réjouit les cœurs et les comble.
Sous les rayons tièdes du soleil, la neige luit au sommet des monts, les baies grandissent dans les plaines et les fleurs rient dans l’émail des prés.
Pendant que le berger enfile le pilone et retrouve l’harmonieuse cialamella, que le laboureur parcourt les champs de l’espérance, les messagers de chaque espèce remuent les eaux de la mer calme et transparente.
Même les vieilles épaves de notre compagnie de navigation, remplies d’eau comme les marmites des bergers, si fient aux éléments et arrivent dans nos ports sans remorqueur.
Si durant l’hiver les traversées duraient trois jours, désormais les voyageurs s’en tirent avec vingt-quatre heures de purge et de vomissements.
Il en débarque de toutes les couleurs, blonds, bruns et fumés.
Tous les marchands de morue pour la Corse envoient leurs représentants visiter la clientèle.
On n’y voit que ballots en l’air, gaspillages à chaque coin de rue, arracheurs de dents, vendeurs de parapluie, rémouleur, etc…
À cette riche collection de charlatans il ne manquait que les apôtres du socialisme, mais cette année ils ont eux aussi débarqué à cheval sur les nouvelles limaces de Fraissinet, faites sur le modèle des carrioles espagnoles qui emmenèrent Colomb en Amérique.
Le premier prêche de ces missionnaires rouges, qui promettent toujours plus de fromage que de pain, a été fait à Ajaccio. À lire certains journaux, le succès aurait été étonnant.
On dit que l’éloquence des conférenciers n’a d’égal que les ronflements des dormeurs que nous maintenons à Paris.
Renaudel et compagnie, après Ajaccio, s’est rendu à Sartène, pour convertir et pacifier la région, sans oublier les habitants de Carbini.
Nous plaignons notre ami Gabrielli qui sera contraint de prendre la parole, sur la place Porta, après ces éclairs d’éloquence.
Mais la grande et sacrée mission a eu lieu à Bastia, place forte et citadelle inexpugnable du socialisme en Corse : ici ne manquent ni tambours ni trompeteurs en cravate rouge.
Jusqu’à ce qu’Emmanuel leur jette un bout d’os ils sont tous plus avancés que Ravachol.
Ne parlons pas des élections car la férule est dans l’air, et ces nouveaux écoliers qui sont toujours à l’a,b,c ont trop peur du maître.
À moins que ces commis voyageurs ne soient riches de bourse et pauvres d’esprit, je ne comprends pas ce que signifie cette propagande socialiste dans un pays comme le nôtre.
S’il y a bien une terre sur le globe où le vrai et sain socialisme est pratiqué est la terre de Corse.
Ici, depuis toujours, la fraternité et la solidarité existent en pratique et pas en paroles.
Ici, l’ouvrier est aimé et estimé par le patron. Quand l’année est bonne pour les riches, elle l’est aussi pour les pauvres.
Ceux qui ont des bras pour labourer trouvent des bœufs, des terrains, des prés et des semences ; c’est à l’air de battage que l’on règle ses comptes, selon les usages établis par nos ancêtres, qui étaient des hommes de conscience et de charité.
Les journaliers ne marchent pas comme sur le Continent sous l’horloge et le bâton ; ils peuvent même allumer leur pipe sans craindre l’amende des surveillants.
Le patron est un ami, pas un ennemi ; il parle avec eux de ses affaires et ils dorment souvent dans la même cabane.
Les petites familles pauvres, qui n’ont ni oliviers ni châtaigniers, sont loin d’être dans la misère et dans l’abandon ; les propriétaires leur donnent la moitié de ce qu’elles récoltent sous les fruitiers sans trop de contrôles.
Celles qui veulent vivre la vie antique et poétique du berger trouvent, sans fonds, des bêtes et des troupeaux.
Moyennant un soin intelligent et honnête, elles peuvent être en peu d’années à la tête d’un capital qui leur assure à eux et à leur enfants le pain de la vieillesse.
Qui est le propriétaire en Corse qui a déjà pensé, comme ils font dans d’autres pays, à traduire en justice le passager assoiffé qui fait un détour dans une vigne ?
Quel est le Corse qui n’accorde pas l’hospitalité fraternelle à l’inconnu qui frappe à sa porte ?
Et vous venez ici pour détruire ces traditions et ces coutumes simples et généreuses !
Peut-être croyez-vous que nous ne sachions pas ce qu’il se passe en dehors de la Corse, où la confiance a disparu même entre un père et son fils ?
Votre socialisme ne profite qu’aux charlatans ; vous autres vous servez du peuple pour l’exploiter et vous engraisser de sa sueur, lui retirant même les espérances consolantes de la religion. Partez de cette île, généreuse malgré sa pauvreté.
Vous, qui êtes étrangers à notre race, à notre langue et à nos sentiments, portez ailleurs la marchandise avariée de votre socialisme bâtard.
Mars 1906.
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