Dans la continuité de notre réflexion sur les fondements philosophiques de l’esprit de contestation, il est pertinent d’explorer les concepts introduits par l’École de Francfort et leurs héritiers, ainsi que d’autres penseurs critiques, qui ont influencé le mouvement woke. Les thèmes récurrents, autour du pouvoir, de la culture et de l’émancipation, ne sont pas nouveaux dans le militantisme.
L’École de Francfort et la critique du capitalisme culturel
L’École de Francfort, fondée dans les années 1920, a pour objectif d’analyser les mécanismes d’aliénation à l’œuvre dans les sociétés modernes. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, dans leur ouvrage Dialectique de la raison (1944), proposent une critique radicale de la culture de masse, décrite comme un outil de contrôle social. Ils y soulignent que “la culture aujourd’hui se conforme à l’industrie” et que “les masses ne sont pas les sujets mais les objets de la culture de masse” (Adorno & Horkheimer, 1944). Pour ces auteurs, la culture, loin d’être un espace de liberté, est structurée par des logiques de marché qui imposent des normes et des valeurs, enfermant ainsi l’individu dans une consommation standardisée.
Cette critique du “capitalisme culturel” trouve un écho dans le mouvement woke. Le concept de “culture de masse” d’Adorno et Horkheimer est mobilisé pour dénoncer la manière dont les médias et la culture populaire véhiculent des stéréotypes oppressifs, que ce soit à travers la culture du viol, le racisme systémique ou l’hétéronormativité. En ce sens, la pensée woke prolonge la réflexion critique sur les dynamiques de pouvoir et de domination culturelles initiée par l’École de Francfort.
Le concept de “faux besoins” et la critique du conformisme
Herbert Marcuse, autre figure emblématique de l’École de Francfort, développe dans son ouvrage L’Homme unidimensionnel (1964) la notion de “faux besoin”. Selon lui, le capitalisme crée des besoins artificiels qui détournent l’individu de ses véritables aspirations à la liberté, l’enfermant dans une quête de confort matériel et de conformisme social. Marcuse écrit : “Les individus deviennent des esclaves volontaires de leur confort ; ce confort est devenu un instrument de domination” (Marcuse, 1964). Cette idée est reprise par le mouvement woke, qui critique les modèles de réussite et de bonheur basés sur la consommation et la conformité sociale, souvent considérés comme des formes de “capitalisme identitaire”. Les identités de genre ou les appartenances ethniques, réduites à des objets de marketing, deviennent des produits de consommation, absorbés par le marché et récupérés par la logique capitaliste.
Foucault et l’analyse du pouvoir diffus
Bien que distinct de l’École de Francfort, Michel Foucault est une figure clé de la pensée critique qui a nourri les luttes contemporaines. Dans ses ouvrages, Foucault déconstruit les mécanismes de pouvoir, montrant que ceux-ci ne sont pas uniquement exercés par des institutions, mais diffusés à travers les discours et les pratiques quotidiennes. Dans Surveiller et punir (1975), il développe l’idée que le pouvoir moderne repose sur la normalisation et le contrôle des corps, et non plus sur la simple répression. Il écrit : “Le pouvoir s’exerce plus qu’il ne se possède, et il n’y a pas un lieu unique du pouvoir, mais des rapports de pouvoir enchevêtrés” (Foucault, 1975).
Cette perspective a inspiré l’approche intersectionnelle du mouvement woke, qui s’attache à comprendre comment les oppressions – qu’elles soient raciales, de genre ou de classe – se croisent et s’intensifient au sein des structures sociales. En s’appuyant sur la pensée foucaldienne, le mouvement woke interroge les normes invisibles qui façonnent le vécu des individus et entend dénoncer les injustices accumulées dans des systèmes de pouvoir imbriqués.
Judith Butler et le trouble du genre
Judith Butler, dans Trouble dans le genre (1990), remet en cause la conception binaire du genre, qui associe de manière rigide sexe biologique et identité de genre. Pour elle, le genre n’est pas une essence fixe, mais une construction sociale, un ensemble d’actes répétés qui donnent l’illusion d’une identité stable. C’est ce qu’elle appelle la “performativité” : le genre se produit à travers des actions et des comportements, sans identité préalable derrière ces expressions.
Butler critique également l’hétéronormativité, qui impose l’hétérosexualité comme norme et marginalise les autres orientations sexuelles. Elle voit les normes de genre comme des instruments de pouvoir qui restreignent les identités, et prône la subversion de ces normes par des pratiques qui en révèlent l’arbitraire, comme la parodie ou le travestissement. En militant pour une pluralité d’identités, Butler appelle à dépasser les politiques d’identité figées pour embrasser la diversité et la fluidité. Ses idées ont profondément influencé les mouvements féministes, queer et woke, en encourageant une déconstruction des catégories traditionnelles de genre et une reconnaissance des identités non-binaires et fluides
Butler souligne que la société tend à présenter ces catégories comme naturelles et évidentes, alors qu’elles sont en réalité le résultat de constructions culturelles et historiques. Elle rejette donc l’idée que le sexe et le genre soient des réalités fixes et immuables. En ce sens, elle rejoint les théories féministes critiques qui dénoncent les hiérarchies de genre, mais va plus loin en s’attaquant à la notion même de binarité.
Les militants inspirés par Butler cherchent à créer des espaces inclusifs où les identités de genre ne soient pas figées, mais puissent évoluer librement en dehors des contraintes normatives. Par exemple, les revendications pour l’usage de pronoms non-genrés ou la reconnaissance des identités non-binaires sont directement liées à ses théories.
Conclusion : Une continuité critique pour le changement social
Le mouvement woke s’inscrit donc dans un héritage critique où la quête de justice sociale passe par la remise en question des structures profondes qui régissent la société moderne. Les analyses de l’École de Francfort sur les dynamiques de pouvoir et d’aliénation, ainsi que les réflexions de Foucault et de ses héritiers sur le pouvoir diffus et les normes sociales, se retrouvent dans le militantisme contemporain. Cette continuité intellectuelle permet une lecture radicale des sociétés modernes, où la critique des illusions de liberté et des injustices invisibles est centrale.
Marius Joseph Marchetti