Relativisme à la sauce Woke : Des valeurs à la carte ?

Dans nos deux premiers articles, nous avons exploré les racines philosophiques du wokisme, en analysant ses liens avec des penseurs tels que Kant, l’École de Francfort, et des figures contemporaines comme Judith Butler. Nous avons vu comment des concepts clés comme la critique du capitalisme culturel, l’aliénation et la performativité du genre nourrissent les luttes sociales actuelles. Loin d’être une simple évolution sociale, le wokisme s’inscrit dans un héritage intellectuel profond qui déconstruit les normes traditionnelles, qu’elles soient économiques, sociales ou de genre. Toutefois, ce mouvement n’échappe pas aux critiques, notamment celles d’approches conservatrices et libérales, qui questionnent ses fondements relativistes et son rejet de valeurs universelles. Cet article s’efforce de donner la parole à ces oppositions, en examinant leurs arguments et en mettant en lumière les tensions profondes entre tradition, relativisme et quête de vérité.

La critique du relativisme selon Raymond Boudon et Marcel Gauchet

Raymond Boudon, sociologue français connu pour sa défense du rationalisme et de l’individualisme méthodologique, s’oppose au relativisme intellectuel qui sous-tend une partie du discours woke. Le relativisme, selon Raymond Boudon, est la position philosophique qui soutient que les valeurs, les vérités et les normes sont relatives aux individus ou aux cultures, et qu’il n’existe pas de critères universels ou absolus pour les juger. Autrement dit, ce que nous considérons comme vrai, moral ou juste dépend des contextes sociaux, historiques ou personnels, et il n’est pas possible de les évaluer de manière objective ou de les imposer à d’autres. Boudon critique cette position, arguant qu’elle mène à une impasse intellectuelle où il est impossible de défendre des principes universels ou de lutter contre des injustices, car tout devient question de perspective. Pour lui, le relativisme empêche toute forme de jugement critique et de progression morale en rejetant l’idée de valeurs partagées et rationnelles. 

Selon Boudon, il existe des “bonnes raisons” qui justifient les croyances des individus, ce qui signifie que les valeurs et les normes ne sont pas arbitraires, mais sont souvent le résultat d’un raisonnement rationnel partagé par une grande majorité. Il existerait donc un Sens Commun, fondé rationnellement. 

Pour lui, la vérité n’est pas simplement une construction sociale, comme le soutiennent les héritiers de l’École de Francfort ou de Michel Foucault ; elle repose sur des critères rationnels et accessibles à tous. Le mouvement woke, avec sa tendance à déconstruire les vérités établies et à voir dans chaque norme une forme de domination, est accusé de plonger la société dans un relativisme excessif, où aucune valeur ne pourrait être considérée comme universelle. Pour Boudon, ce relativisme affaiblit la capacité de la société à établir des consensus sur des principes communs, rendant ainsi difficile la coexistence sociale harmonieuse. 

“Le relativisme, loin de libérer la pensée, la condamne à une impasse où il n’y a plus de critères pour juger des valeurs.”  Raymond Boudon, Le Relativisme : Une critique philosophique

Marcel Gauchet, philosophe et historien, critique également le relativisme culturel qui caractérise les sociétés post-modernes, et en particulier le mouvement woke. Il observe que la déconstruction systématique des valeurs, qui accompagne la montée d’un individualisme radical, fragilise les bases nécessaires à une démocratie solide. Selon Gauchet, le relativisme conduit à l’éclatement des repères communs, affaiblissant ainsi le tissu social. Dans cette dynamique, les revendications identitaires se multiplient, éclipsant l’idée de bien commun et conduisant à une fragmentation où chaque groupe tente d’imposer ses propres normes, au détriment d’une vision partagée de la justice et du progrès.

Ce phénomène s’inscrit dans ce que Gauchet appelle le “désenchantement du monde”, la disparition de la religion traditionnelle qui offrait autrefois un fondement moral et symbolique universel. Ce vide moral et symbolique, selon lui, laisse la société sans repères communs, ce qui rend urgente la reconstruction de valeurs partagées sur des bases laïques, en particulier dans le cadre démocratique. Plutôt que de chercher à réintroduire une religion dogmatique, il s’agit aujourd’hui de définir des principes universels fondés sur la dignité humaine, les droits individuels et le respect mutuel. Dans ce cadre, pour Marcel Gauchet, l’État démocratique joue un rôle clé, garantissant un espace où ces valeurs peuvent être débattues, négociées et transmises, tout en préservant l’autonomie et la liberté individuelle. Ainsi, la religion, bien qu’ayant disparu comme source principale des valeurs, laisse place à une construction collective de principes éthiques, permettant à la société de se maintenir unie et solidaire tout en respectant la pluralité des convictions.

Le danger du relativisme : une perspective conservatrice

Pour les conservateurs comme Edmund Burke et Roger Scruton, le relativisme culturel et moral représente une menace directe à la stabilité et à la cohésion des sociétés. Edmund Burke, philosophe et homme politique du XVIIIe siècle, critiquait déjà son époque pour son rejet des traditions au nom d’une rationalité révolutionnaire. Pour lui, les institutions, les coutumes et les valeurs héritées jouent un rôle essentiel dans la construction d’une société stable. Cette approche est opposée au relativisme du mouvement woke, qui tend à déconstruire les normes et à considérer toutes les valeurs comme équivalentes et soumises à l’analyse critique. Burke insiste sur l’importance de la prudence politique et sociale : les changements doivent être graduels et respectueux des traditions, car celles-ci sont des réservoirs de sagesse accumulée au fil des générations.

“Les sociétés sont fondées sur l’imperfection humaine et l’institution des règles qui nous permettent de vivre ensemble dans une harmonie ordonnée.” Edmund Burke, Réflexions sur la Révolution en France

Roger Scruton, philosophe britannique contemporain, a également fortement critiqué le relativisme. Dans ses œuvres, il défend une conception de la société où la vérité, la beauté, et la morale ne sont pas de simples constructions sociales, mais des réalités enracinées dans l’expérience humaine et dans une continuité culturelle. Scruton s’oppose à la déconstruction des normes traditionnelles, notamment en matière de famille, de religion, et de culture, que promeut le mouvement woke. Pour lui, ce relativisme conduit à une perte du sens du sacré et à un appauvrissement de la culture, réduisant la société à un simple agrégat d’intérêts et de revendications sans lien commun. Scruton souligne l’importance de la hiérarchie des valeurs et du respect des institutions établies pour maintenir l’ordre social et la continuité culturelle.

Pour les conservateurs, le relativisme du mouvement woke et son obsession de la déconstruction affaiblissent les fondations sur lesquelles repose une société durable. Ils voient dans cette tendance un symptôme du nihilisme moderne, où le rejet des valeurs universelles et des vérités établies crée une société sans repères. Là où les penseurs comme Boudon et Gauchet plaident pour un retour à une rationalité partagée et à des valeurs communes, Burke et Scruton insistent sur l’importance de préserver les traditions et les hiérarchies culturelles qui structurent la société. Cette critique repose sur l’idée que les normes, loin d’être de simples outils de domination, sont des éléments constitutifs de la culture et de l’identité collective, et qu’elles ne doivent pas être rejetées au profit d’un égalitarisme radical.

Un appel à la prudence et à la stabilité

Les critiques du mouvement woke, qu’elles soient inspirées par Boudon, Gauchet, Burke ou Scruton, convergent sur un point essentiel : le refus d’un relativisme excessif qui nierait la possibilité de valeurs partagées ou de vérités transcendantes. Pour ces penseurs, la société doit s’appuyer sur des valeurs éprouvées, issues de l’expérience collective, et non sur des théories qui dénigrent systématiquement la culture héritée. Cette approche met en avant l’importance des traditions, des institutions et des normes culturelles comme éléments de stabilité et de continuité face à un monde en perpétuelle transformation. Là où le mouvement woke prône une émancipation radicale et une remise en question des valeurs traditionnelles, les critiques conservatrices et rationalistes plaident pour une réflexion prudente, respectueuse des héritages culturels et consciente des dangers du relativisme.

Marius Joseph Marchetti

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