Le 11 novembre 1918, l’Armistice met fin au carnage de la grande guerre. Plus de 18 millions de morts et 20 millions de blessés, civils et militaires confondus. 1,7 millions de morts pour la France et 4 millions de blessés.
Concernant les nôtres, longtemps et jusqu’à ce jour, pour des raisons parfois opposées, on a surévalué le bilan, évoquant 40 000, 50 000 morts même. Pourquoi le surestimer, quand les 12 000 pertes déplorées par notre patrie suffisent à réaliser combien la participation des Corses au conflit, sur 55 000 mobilisés et engagés, nous coûtait cher ?
De la surestimation à la victimisation…
À l’origine, cette extrapolation des morts pour la France visait à rappeler la dette de l’État envers la Corse, qui malgré le sang versé, tarde à être développée et est laissée de fait, exsangue et dévastée. Retard lié aux conséquences de la guerre, ou « oubli » au profit de territoires plus intéressants, quelle que soit la raison, du constat d’une île à la loyauté incontestable et non récompensée germeront les graines des premières revendications autonomistes.
Dans ce contexte, les irrédentistes italiens reprennent alors cet exorbitant chiffre à leur avantage. Le discours ambiant est celui d’une France, présentée en nation méprisant la Corse, bonne qu’à fournir des soldats à sacrifier au front. Ce que l’Italie n’aurait pas fait, elle, à ce peuple considéré comme l’un des leurs.
Paradoxalement, côté Corse, pour afficher son opposition aux Italiens, on assumera ce lourd impôt du sang, preuve de l’attachement des insulaires à la République francaise. Il sera notamment avancé lors du serment de Bastia en 1938.
Avant, finalement, d’être repris par le nationalisme tiers-mondiste des années 70, faisant admettre jusqu’à aujourd’hui ce chiffre dans la mémoire collective.
Ici, la surenchère dépasse même la question du nombre. C’est aussi l’esprit dans lequel nos ancêtres se sont retrouvés au front qui est encore détourné. L’argumentaire, qui fait de l’île une victime de l’Etat décrit comme colonial, finit par entraîner toute une génération dans une posture victimaire, inscrivant erronément tout un peuple dans la position du dominé soumis au dominant.
… jusqu’à une « contrariante » réalité
Non, nos ancêtres n’ont pas été les victimes d’un racisme anti Corse, exprimé jusqu’à les mobiliser plus qu’ailleurs en France. Racisme n’épargnant personne, jusqu’aux pères de 6 enfants, comme le dira Michel Rocard, dans une tirade (trop) souvent reprise et appréciée, perçue comme l’aveu tant attendu, tant espéré. Tirade qui cependant n’engage que lui, et qu’il convient de ranger plutôt dans le rayon des mythes que dans celui de l’Histoire.
Du côté des faits, si le cas de ces pères a existé, il n’est ni une généralité, ni un cas propre à l’île uniquement.
Pour assurer ses contingents, le gouvernement d’alors allait jusqu’à rappeler les réformés, renvoyant même les blessés de guerre au front. Cela, nombre de départements l’ont subi. Les populations de Lorraine, du Nord, du Bassin parisien, de Normandie ou du Jura subissent plus fortement les conséquences de la politique de récupération en rappelant sous les drapeaux, plus d’exemptés et de réformés qu’ailleurs.
Et l’image du Corse chair à canon s’éteint dès lors que l’on se penche sur les chiffres.
L’île se situe dans la moyenne nationale qui est de 3,5% morts, quand en Lozère, on en déplore 5,3%, 4,5% en Vendée, en Mayenne, ou encore 3,9% pour les Vosges.
Dans son étude sur les contrastes régionaux de 14-18, Philippe Boulanger démontre que les inégalités sont principalement géographiques et pragmatiques, entre une moitié nord, plus proche du front, appelée à mobiliser plus que la moitié sud du pays, plus éloignée. Ainsi, la Lorraine, la Champagne, la Franche-Comté, le Centre ou la région parisienne se caractérisent par des proportions supérieures à la moyenne nationale en terme de recrutement, quand celui ci est en deçà de la moyenne nationale en Corse.
D’ailleurs, malgré une demande inférieure concernant la Bretagne, le Languedoc ou la Corse, ces régions se démarquent en proportion, par un plus grand nombre d’engagements volontaires.
Aiò Zitelli !
Commémoration place Campinchi à Aiacciu, le 11 novembre 2022
Martyrs donc, oui, mais de l’horreur, « obligés de souffrir à cause d’autres hommes », comme l’écrit dans son carnet de guerre Pierre Lanfranchi, d’Ortale, passé par le fameux 173e RI, le 159e régiment alpin, puis réengagé volontaire mis à la tête d’une section de Savoyards du 355e, après s’être évadé d’une prison allemande. Ce dernier commence ses notes en ces termes: « Ce n’est pas pour ma glorification que j’écris ces souvenirs, mais plutôt pour soulager mon coeur et aussi pour rappeler à mes descendants combien j’ai eu à lutter et à souffrir dans cette guerre ». Précisant que « la vaillance avec laquelle nous supportions tout, le courage qui nous animait dans l’attaque comme dans la défense, l’enthousiasme qui nous soutenait resteront au dessus de tout ce que les historiens pourront raconter plus tard ».
Ces témoignages, au coeur de nos familles, ne manquent pas.
En fin de compte, s’il est bon de puiser dans notre récit, ce fil qui nous relie à nos ancêtres, la charge qui nous incombe est de ne pas le dénaturer. Sans quoi, à défaut de raconter l’Histoire, on finit par s’en raconter, trahissant ainsi notre devoir de mémoire et de transmission, nous, leurs héritiers.
Cette guerre et les politiques successives eurent bien des effets dramatiques pour la Corse. C’est encore un autre débat. Mais le gouvernement ou le peuple français d’aujourd’hui ne peuvent en être tenus pour responsables, sous peine de ne jamais pouvoir avancer. Nul besoin de cela en effet pour revendiquer, légitimement, et intelligemment, l’autonomie dans la gestion des affaires de l’île.
Alors par respect pour nos ancêtres, ne leur retirons pas le sens du devoir dont ils ont fait preuve.
Ne les convoquons plus pour les mêler à nos idées. Mais honorons plutôt leur courage, leur mémoire qui fondent ce que nous sommes.
O Corsu, ùn ti scurdà !
Thomas Selvini