La victoire de Donald Trump fut une explosion dévastatrice et son souffle se manifesta entre autre par la réaction quasi immédiate de Francis Fukuyama, internationalement connu pour avoir publié , suite à la chute de l’U.R.S.S, un livre devenu le symbole d’une génération : la Fin de l’Histoire et le dernier homme. Sa réaction ne signe t-elle pas un retour de l’Histoire ?
Francis Fukuyama, auteur de la Fin de l’histoire et le dernier homme.
La victoire de Donald Trump : une nouvelle définition de la “société libre” ?
Le philosophe, alors debout face aux ruines du bloc de l’Est eut un semblant de révélation quasi eschatologique. Il voyait alors dans l’hégémonie des États-Unis, la victoire définitive de la démocratie libérale, royaume terrestre ferment d’une utopie parfaite que rien ne semblait pouvoir évincer. Cette théorie s’ébrécha lorsque le 11 Septembre 2001 ouvrit le XXI ème siècle, remettant en cause l’unanimité de l’empire américain, mais le modèle de la démocratie libérale se maintint malgré tout aux États Unis ainsi qu’au sein de la parodie d’empire qu’est l’Union Européenne, et ainsi dans tout l’Occident. Néanmoins, le maintien d’un tel système demande énormément de ressources et une stabilité telle qu’elle ne saurait perdurer sinon au prix de nombreux sacrifices… et les voués au sacrifice se rebellèrent avant que ne tombe le couteau : Trump fut leur guide !
La réaction de Fukuyama dans le Financial Times après la victoire inouïe du milliardaire populiste fut celle-ci : « Trump inaugure une nouvelle ère dans la politique américaine et peut-être pour le monde entier. », il ajoute en ce sens que « La victoire écrasante de Donald Trump et du parti républicain mardi soir entraînera des changements majeurs dans des domaines politiques importants, de l’immigration à l’Ukraine. Mais la signification de cette élection va bien au-delà de ces questions spécifiques et représente un rejet décisif par les électeurs américains du libéralisme et de la façon particulière dont la compréhension d’une « société libre » a évolué depuis les années 1980. »
L’auteur de la Fin de l’histoire, bien qu’il ne semble pas réjouit de la victoire du candidat républicain, a au moins le mérite de reconnaître quels phénomènes ont été engendrés par le titan politique qu’il est symboliquement devenu. Il conçoit honnêtement que le Néo libéralisme, comme « doctrine économique qui sanctifiait les marchés et réduisait la capacité des gouvernements à protéger ceux qui souffraient des changements économiques » et ce qu’il nomme « politique identitaire » c’est à dire le libéralisme woke « dans lequel le souci progressiste pour la classe ouvrière a été remplacé par des protections ciblées pour un ensemble plus restreint de groupes marginalisés : minorités raciales, immigrés, minorités sexuelles, etc. » se trouve face à une impasse. Ce Janus Bifrons idéologique relève selon lui d’une « déformation du libéralisme classique » et c’est dans les incohérences de cette déformation qu’a pu se former un front de résistance au sein même des bases sociales du pouvoir politique : « La classe ouvrière a eu le sentiment que les partis politiques de gauche ne défendaient plus ses intérêts et a commencé à voter pour des partis de droite.”
Ainsi, “les Démocrates ont perdu le contact avec leur base ouvrière et sont devenus un parti dominé par des professionnels urbains éduqués.” Politiquement les idées démocrates, celle de la gauche progressiste, issue d’une déformation du libéralisme, se sont donc progressivement désincarnées, délaissant la chair vivante des entrailles du pays pour ne se concentrer que sur l’Esprit, le grand royaume d’abstraction qui s’étend dans les mentalités des élites urbaines et bourgeoises. Une désolidarisation symbolique, idéologique et politique qui s’accompagne, comme tout bouleversement dans le monde des idées, d’une modification profonde des conditions matérielles, le corps d’un pays et sa façon de concevoir son avenir étant inséparables : « Tous ces groupes étaient mécontents d’un système de libre-échange qui éliminait leurs moyens de subsistance, tout en créant une nouvelle classe de super-riches, et étaient également insatisfaits de partis progressistes qui semblaient accorder plus d’importance aux étrangers et à l’environnement qu’à leur propre situation. » La lucidité de Fukuyama le porte jusqu’à dire, à travers un exemple européen, que ce schéma socio-politique se retrouve de l’autre côté de l’Atlantique : « En Europe, les électeurs des partis communistes en France et en Italie se sont tournés vers Marine Le Pen et Giorgia Meloni. »
La Victoire de Trump selon Fukuyama solde ainsi la fin temporaire d’une forme du libéralisme par le retour des bases sociales, des classes populaires qui défendent leurs intérêts piétinés par des élites désolidarisées du peuple, s’enrichissant au point de produire et défendre des idées abstraites et mortifères. Le Peuple qui, face aux dernières lueurs d’un crépuscule qui semblait inéluctable, s’est dressé, et a refusé, face à la fin de l’histoire, de devenir le troupeau des derniers hommes.
Le peuple a donc décidé de lutter à nouveau, de se saisir, à la façon de Jacob dans la Bible, de l’Ange de l’Histoire.
Car, au fond qu’est ce que l’Histoire ? La définir est essentielle lorsqu’on discute de sa fin.
La Lutte de Jacob avec l’ange (1885), Alexandre Louis Leloir – Musée d’Orsay, Paris VIIe
Qu’est ce que l’Histoire ?
L’Histoire ne désigne pas uniquement l’écoulement du temps. Celui-ci à beau exercer son inexorable influence sur d’autres planètes, on ne peut pas dire que Jupiter ou Saturne aient une “Histoire” : le cycle des évènements naturels suit son cours, cycle infini et indéfini qui englobe également la vie animale et l’intégralité du vivant qui ne peut s’en extraire. L’Homme, et c’est là sa singularité, le fondement de sa liberté et de sa dignité, a le pouvoir d’aller à l’encontre de la nature. L’Homme, l’être humain, bien que soumis aux lois de la nature comme tous les êtres, vit en quelque sorte, séparé d’elle. Un nouveau né humain, au contraire d’un veau ou d’un poulain, ne saurait survivre sans la protection de ses parents, cela signifie qu’il n’est pas immédiatement adapté au monde – cette inadaptation fondamentale le rend donc libre ! De cette liberté naissent les feux de camps, les habitations sophistiquées, les cités, les empires, les religions, les guerres, les tragédies, les grandes réussites financières et politiques, en un mot : l’Histoire.
La Liberté humaine, cette faculté de se distinguer du règne naturel, engendre l’Histoire. Lorsque Fukuyama en 1992 annonce la Fin de l’Histoire, il connaît le poids philosophique de cette expression que le philosophe allemand Hegel avant lui, a engendré, voyant la Fin de l’histoire comme l’accomplissement de l’Esprit et la résolution de toutes les contradictions, toutes les distinctions, au sein de l’ultime synthèse réalisée par l’universel. La fin de l’Histoire suppose alors la fin de la liberté humaine au sein d’une utopie où elle ne serait même plus nécéssaire : le Bien étant partout il n’y a plus à choisir, il n’y a plus à penser, il n’y a plus à être libre (ni humain) ! Finalement, la Fin de l’Histoire, l’hégémonie absolue et éternelle d’un unique modèle, congédie l’humanité pour la reclure dans une forme d’avachissement passif où « tout va pour le mieux ». Lorsqu’elle touche à sa fin, l’Histoire redevient Nature.
La Révolution comme frein
Après cette parenthèse philosophique, il faut remarquer l’immense retournement symbolique que Fukuyama entrevoit dans la Victoire de Trump : le retournement du sens qu’à la « société libre ». L’idée de Liberté se transforme et, logiquement, le sens de l’Histoire change. La liberté n’est plus celle d’un monde ouvert, sans frontières pour les nations ni limites morales pour les individus licenciés de toute forme de stabilité et d’ordre. La Liberté ne s’identifie plus à la transgression, à l’atomisation de toutes choses au nom du mouvement, de la victoire de la matière sur la forme. La Liberté n’est plus « Libérale ». Le culte du mouvement permanent, du dépassement sans fin, du franchissement et de la transformation qui caractérise les sociétés sans ordre, conduit finalement à une profonde passivité : la passivité de l’homme emporté par son élan, de l’homme dispersé et soumis aux forces plus solides que lui, la passivité de l’homme qui brise les barrages et est emporté par les fleuves qu’il a déchainés lui même. Or, comme nous l’avons dit, l’homme passif revient à une sorte d’état naturel, pulsionnel, ou son absence de lucidité et de retenue le rend comme l’écrit Rousseau « plus bas que la bête ». L’homme passif quitte donc l’Histoire. Le mouvement permanent d’un monde sans frontières se condamne à bouger sans véritablement évoluer, prisonnier d’un cycle sans fin, car comme l’écrit divinement Paul Gadenne dans son légendaire Discours de Gap de 1938, dont l’actualité à de quoi faire frémir quiconque le lit : « Le mouvement n’est pas une preuve contre l’inertie ».
Ainsi le véritable mouvement, le véritable changement, la Liberté réelle, l’action qui fait l’Histoire, n’appartient plus aux « progressistes ». L’Histoire n’appartient plus à celui qui détruit les frontières, mais à celui qui en trace à nouveau. L’authentique révolutionnaire, l’authentique acteur de la subversion, plutôt que de suivre les préceptes de Karl Marx ou de l’école de Francfort qui prétendait subvertir tous les grands principes de la société, ressemble bien davantage au philosophe Walter Benjamin qui, dans sa fulgurante lucidité écrivait : ” Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut être les choses se présentent-elles autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité tire les freins d’urgence” La Révolution actuelle n’est plus la révolte contre une rigidité immobile, la Révolution est devenu un frein contre le mouvement incessant qui déforme toutes choses et les précipitent vers leur fin, leur épuisement et leur mort. La Figure de Trump, derrière ses apparences de loufoque bouffon devenu roi contre les codes du puritanisme moral de la bourgeoisie démocrate, se rapproche bien plus de l’homme qui, contre les lois artificielles d’un monde social décadent, réaffirme la Justice première : celle de la Mesure qui protège la Vie contre le Chaos.
Et quiconque protège la Vie, libère l’Avenir.
Luciani Ghjuvan Francescu