L’esprit critique, tel qu’il est élaboré par Kant, et l’esprit de confrontation, propre à l’École de Francfort, incarnent deux approches philosophiques profondément distinctes, mais chacune marquante dans son contexte historique et intellectuel. Ces deux courants se démarquent par leurs objectifs, leurs méthodes, leur conception du sujet, et leur rapport à la vérité, au Beau, et à la liberté. Cet article explore ces distinctions, mettant en lumière les différences fondamentales entre la philosophie transcendantale de Kant et la théorie critique développée par les penseurs de l’École de Francfort. Si votre serviteur a souhaité prendre cet angle d’approche, c’est pour montrer, in fine, la dichotomie fondamentale entre une méthode libérale et la méthode de la gauche post-communiste.
Objectif : Comprendre ou Transformer ?
L’objectif principal de Kant dans ses œuvres critiques, notamment dans la Critique de la raison pure (1781), est de définir les limites et les conditions de possibilité de la connaissance humaine. Kant cherche à déterminer ce que nous pouvons connaître avec certitude et comment notre compréhension du monde est structurée par des catégories a priori, indépendantes de l’expérience. Sa philosophie est axée sur la recherche de fondements universels et immuables, tant dans la connaissance que dans la moralité.
En revanche, l’École de Francfort, composée de penseurs comme Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, et Herbert Marcuse, s’attache non pas à comprendre le monde de manière abstraite, mais à le critiquer pour le transformer. Leur théorie critique s’ancre dans une analyse des structures sociales et culturelles qui façonnent la société moderne. Leur travail, comme la Dialectique de la raison (1947), critique les mécanismes d’oppression et d’aliénation générés par le capitalisme, la bureaucratie, et les industries culturelles, visant à éveiller une conscience émancipatrice chez les individus.
Méthode : Raison Transcendantale versus Critique Sociale
La méthode kantienne est celle de l’analyse transcendantale. Kant explore les conditions a priori de la connaissance, c’est-à-dire les structures fondamentales de l’esprit qui rendent possible toute expérience humaine. Sa méthode est déductive et rationnelle, fondée sur une conception de la raison comme autonome et universelle. Pour Kant, la raison est la clef qui ouvre les portes de la connaissance, de la moralité, et même du Beau, dans un cadre où les jugements esthétiques sont également soumis à des critères universels.
En contraste, l’École de Francfort adopte une approche interdisciplinaire, combinant la sociologie, la psychanalyse, et la philosophie pour examiner comment les structures de pouvoir et les idéologies dominantes influencent la conscience individuelle et collective. Leur méthode est inductive et critique, partant des phénomènes sociaux concrets pour révéler les contradictions internes de la société moderne. Loin de croire en une raison pure et universelle, ces penseurs considèrent la raison comme souvent instrumentalisée au service de la domination, un concept qu’ils appellent « rationalité instrumentale ».
Conception du Sujet : Autonomie Libérale versus Sujet Aliéné
Kant imagine le sujet comme un être rationnel, autonome, capable de moralité et d’auto-détermination. Le sujet kantien est libre, dans le sens où il est gouverné par sa propre raison, capable de formuler des impératifs moraux universels. Cette vision du sujet est fondamentalement libérale, en ce qu’elle valorise l’autonomie individuelle et la dignité humaine, concepts au cœur du libéralisme philosophique.
À l’opposé, l’École de Francfort voit le sujet comme profondément influencé, voire aliéné, par les structures sociales et économiques dans lesquelles il évolue. Pour eux, l’individu est souvent inconscient des forces qui façonnent sa pensée et ses actions, telles que la culture de masse et les relations de pouvoir. Le sujet doit prendre conscience de cette aliénation pour se libérer, une idée qui s’inscrit dans une perspective marxiste, critique du capitalisme et des idéologies dominantes.
Rapport à la Vérité et au Beau : Universalisme versus Relativisme
Dans la philosophie kantienne, la raison est le juge ultime du Beau et de la vérité. Pour Kant, il existe des critères universels de beauté et de vérité, qui découlent de la structure même de la raison humaine. Par exemple, dans la Critique de la faculté de juger (1790), Kant explique que les jugements esthétiques, bien que subjectifs, ont une prétention à l’universalité car ils reposent sur des sentiments communs à tous les êtres rationnels.
L’École de Francfort, en revanche, adopte une approche plus relativiste. Le Beau et la vérité ne sont pas des concepts universels mais des constructions sociales, fortement influencées par les dynamiques de pouvoir et les conditions historiques. Adorno et Horkheimer, par exemple, critiquent la manière dont la culture de masse sous le capitalisme dégrade l’art et la vérité, les réduisant à des marchandises au service du profit et du contrôle social. Ils ne croient pas en une vérité absolue, mais plutôt en la nécessité de déconstruire les prétentions à l’universalité pour révéler les intérêts sous-jacents.
Libéralisme Kantien versus Critique Sociale
L’approche de Kant est foncièrement libérale, non seulement dans sa valorisation de l’autonomie individuelle, mais aussi dans sa conception de l’éthique et de la politique. Kant croit en un ordre moral universel, où chaque individu, en tant qu’être rationnel, est capable de légiférer moralement pour lui-même et de respecter la dignité de tous les autres êtres humains.
En contraste, l’École de Francfort se montre sceptique à l’égard du libéralisme tel qu’il est réalisé dans la société capitaliste moderne. Ils critiquent le libéralisme pour son incapacité à reconnaître les formes subtiles de domination et d’aliénation présentes dans les sociétés soi-disant libres. Leur critique est radicale et vise une transformation profonde des structures sociales et économiques, bien au-delà des réformes libérales.
Ne pas assimiler le Libéralisme à un Agglomérat Gauchisant :
En conclusion, l’esprit critique kantien et l’esprit de confrontation de l’École de Francfort représentent deux approches fondamentalement différentes de la raison, de la liberté, de la vérité, et de la société. Là où Kant cherche à établir des fondements universels pour la connaissance, la moralité et l’esthétique, l’École de Francfort s’efforce de déconstruire ces fondements pour révéler les forces sociales et économiques qui façonnent notre réalité.
Voici donc la fin de notre comparatif, très sommaire, entre d’un côté, la Raison Critique formulée par Kant, et de l’autre, l’Esprit de Contestation de l’École de Francfort. Chaque sous-partie mériterait d’être traitée par un article plus long que celui-ci. Toutefois, il avait un autre objectif que la simple exposition de deux écoles ayant des méthodes assez opposées. Il avait pour but de nous donner plusieurs éléments de réflexion :
Le premier, c’est qu’il permet de montrer aux gens de gauche qui condamnent le “wokisme” que celui-ci est compris tout entier dans le récit de la gauche post-communisme. J’invite ceux-ci à évaluer le nombre de critères que le wokisme coche avec l’Esprit de Contestation. Ils verront que les “éveillés” ne sont rien d’autres que les petits-fils intellectuels de ceux-ci. Premier paradoxe que celui de revenir à la rationalité instrumentale lorsque le débordement idéologique apparaît trop flagrant. Le wokisme n’est pas une hystérisation de l’extrême gauche. C’est la matrice-même de celle-ci, qu’on retrouve chez d’autres intellectuels que ceux de Francfort, comme Michel Foucault ou Pierre Bourdieu.
Le second, c’est qu’il montre à un pan de la droite que le “libéralisme” et le “wokisme” sont loin d’être des créatures semblables. Au contraire, dans leur détestation de la raison, et leur anti-intellectualisme, la critique de la raison par une certaine droite ressemble étrangement à la critique de la raison instrumentale par l’Ecole de Francfort. Deuxième paradoxe : un pan non négligeable de la droite a des schémas de pensée marxiste (comme relevé par le sociologue Raymond Boudon).
Marius Joseph-Marchetti