Palatinu

Le bon pasteur

C’est une pièce inestimable qu’Ajaccio peut s’enorgueillir d’avoir sorti de terre à l’occasion de travaux de terrassement en 1938. Il est le témoin archéologique d’une vie à Ajaccio, plus d’un millénaire avant la date de la fondation du préside génois en 1492. S’il n’y a donc pas encore de cité, il n’y en a pas moins de vie avant cette date, et le tombeau en atteste. 

Seulement il se trouve que ce trésor est inaccessible aux ajacciens.

Dèjà dans les colonnes du Corse Matin du 1er février 2022, nous apprenions de Florian Blazin travaillant au sein de la direction du Patrimoine de la ville, dirigée par Marie-Laure Taddei-Mosconi, que pendant des années ce sarcophage qui se trouve dans le Palais Lantivy (la préfecture), servait de… cendrier

Rassurons-nous, aujourd’hui il est mis en valeur avec un cordon rouge autour.

Cependant interrogeons-nous : est-ce donc là sa place ?

C’est une pièce inestimable, une pièce de musée dirons-nous, qui a vocation à être connue des ajacciens. Comment ne pas s’attrister de savoir que personne ne puisse la découvrir, lire son récit en l’ayant sous ses yeux ? Combien de sorties scolaires pourraient bénéficier de parcours retraçant la ville antique ? Nous pensons qu’à défaut d’avoir un musée de la Corse dans la cité Impériale, il n’en demeure pas moins que chaque élément ayant trait à l’Histoire de la ville d’Ajaccio devrait être accessible à chacun, aux touristes à qui il convient de faire valoir tout le patrimoine qu’elle détient, comme aux ajacciens qui en sont les héritiers.

Je tentais dernièrement de m’assurer que cela était possible. Je me dirige donc devant le portail, m’adressant au garde dans sa guérite. Je fus peu étonné de sa réponse étant donné la nature du bâtiment, une préfecture, et ne puis donc que confirmer qu’il y a bien une anomalie à conserver pareil objet dans pareil endroit.

Sans rien reprocher à qui que ce soit donc, il me semble désormais inévitable de faire en sorte de le restituer au peuple et de lui trouver une place qui lui permettra de briller aux yeux du plus grand nombre et surtout, d’instruire et continuer d’enorgueillir les ajacciens.

C’est une simple suggestion, à défaut de posséder un musée de la Corse en ville et supposant que cela soit possible, ne serait-il pas judicieux de replacer le tombeau du Bon Pasteur dans son contexte et profiter pour cela du futur antiquarium sur le site « Alban » à Saint-Jean ? L’histoire n’en serait que plus belle.

Si la ville d’Ajaccio n’existait pas encore son nom lui l’était, avec  l’Adjacium que l’on retrouve dans les lettres de Grégoire le Grand (VIe) ou encore l’Agiation de « l’anonyme de Ravenne » (VIIe) dans sa cosmographie où il n’oublie pas d’y faire figurer la Corse. Non loin du tombeau et en d’autres lieux du pays ajaccien, d’autres éléments également révéleront une activité dans cet Ajaccio antique prenant part au monde méditerranéen, comme des pièces de monnaies datant du Ier siècle (Auguste) ou du IIIe siècle (Probus). La « ville antique » si on peut la nommer de la sorte, consistait en un établissement au niveau de la colline Saint-Jean, triangulant entre le promontoire du Castelvecchio, le quartier de Sainte Lucie et l’actuel port Charles Ornano. La vocation de cet habitat étant probablement celle d’un port, d’une escale idéalement située entre les cotes ibériques, provençales, ligures et d’Afrique alors romaine, permettant aux habitants établis alentours (Afa, Appietto, Alata, Bastelicaccia, Villanova…) de commercer avec l’extérieur, et signifiant donc bien une activité dont Ajaccio en est un élément incontournable.

Le tombeau fait d’ailleurs partie d’un ensemble composé d’une villa, d’un baptistère et d’une nécropole, l’archéologie n’ayant pu à ce jour révéler beaucoup plus sur le secteur.

1. Le Pallium – 2. Le Thyrse (bâton) et la grappe de raisin – 3. Arc de Constantin à Rome

Le sarcophage, découvert au niveau de la chapelle Pugliesi, quartier Saint-Jean près du baptistère (où s’établira plus tard la cathédrale Saint-Jean) est richement sculpté et mêle références païennes et chrétiennes. Il confirme à la fois une apparition précoce du christianisme dans l’île et une lente transition faite de concessions, puisque le tombeau nous représente aussi bien le défunt (au centre) vêtu du Pallium, symbole dans le christianisme, qu’il est entouré de divinités païennes comme Dionysos (Bacchus à Rome) l’avant dernier personnage reconnaissable au thyrse et à la grappe de raisin qu’il porte.

Le premier personnage est la représentation du Bon Pasteur, vêtu de la toge et tenant sur ses épaule un chevreau avec son chien qui jappe sur le coté vers lui.

Cette fresque représente les 4 saisons et sont mises en opposition d’une extrémité à l’autre. Du printemps à l’été à gauche, puis de l’hiver à l’automne à droite, qu’incarne Dionysos. La scène commence donc par le printemps avec le Bon Pasteur, précédant l’été qui débute avec le 3ème personnage qui porte la faucille. Au centre, on aperçoit un phénix qui fixe le défunt à ses pieds, symbolisant la vie éternelle et indiquant au delà des croyances en une vie après la mort, une probable importance du personnage déposé dans le sarcophage.

L’hiver est présenté par des personnages tenant un rameau de feuillages, accompagnés d’un « petit amour » (l’enfant) tenant lui même un canard.

Ces symboles se retrouvent dans le monde Romain et notamment sur l’arc de Constantin, de Junius Bassus et bien d’autres dans la Méditerranée, de Tunis à Lyon en passant évidemment par Rome.

Jérome Carcopino (qui a encouragé dans la première moitié du XXe siècle à effectuer des fouilles sur le site d’Aleria et dont le musée porte aujourd’hui le nom) disait que ce tombeau du IIIe siècle « était l’indice d’un climat favorable au christianisme », de par la présence d’éléments marquant la transition entre les légendes mythologiques du paganisme, et de l’illustration de la Bible et du Nouveau Testament

Ce tombeau du Bon Pasteur est donc le témoin d’une ville ayant existé dans le monde Romain, évoluant bel et bien avec lui comme en témoigne cette transition de l’époque païenne à celle de la christianisation. Plus tard les lettres de Saint Grégoire le Grand – un des grands docteurs de l’Eglise d’Occident et Pape à la fin du VIe siècle – en attesteront lorsqu’il évoque l’Adjacium et ses problèmes concernant la vacance de l’evéché et dont il tient Boniface (tutor corsicae, soit défenseur de la Corse) pour responsable. Ce qui traduit une présence considérable de la Corse et d’Ajaccio au sein du monde antique Romain devenu officiellement chrétien avec la conversion de Constantin Ier au IVe siècle.

1. Site de découverte – 2. Dans le cercle rouge, le tombeau du Bon Pasteur. Au premier plan, un deuxième tombeau aujourd’hui disparu – 3. La cathédrale San Giovanni (carte du XVIe siècle)

Saint Grégoire le Grand, qui restera par ailleurs longtemps présent dans l’esprit des Corses puisque Pasquale Paoli fera de lui le protecteur de l’Université de Corti lorsqu’il fondera celle-ci au XVIIIe siècle.

Nous avons donc ici le vestige d’un Ajaccio antique, un Ajaccio tout sauf anonyme au sein du monde méditerranéen. Au XIXe siecle, Alexandre Arman nous cite d’ailleurs Diodore de Sicile parlant du projet d’Alexandre le Grand de faire édifier dans l’île de Cyrnos un temple magnifique dédié à l’éternelle sagesse, mais que sa fin prématurée viendra contrarier. Nul ne sait à ce jour de quel endroit en Corse il aurait pu s’agir. Mais n’oublions pas que bien souvent, la mutation du monde gréco-romain païen vers le monde chrétien s’est fait en conservant certains de ses aspects voire certaines pratiques comme celle de l’ochju, tradition IMG_9863.jpegpaïenne et pourtant toujours pratiqué en Corse, et dont la transmission se fait notamment à Noël.

Ainsi, sur le site où le sarcophage a été découvert, nous ne resterons pas insensibles au nom du quartier et de l’ancienne cathédrale: Saint Jean. Saint Jean, c’est San Giovanni, qui était souvent le nom pris pour remplacer celui de Giovi, Jovis, c’est à dire Jupiter. Ce procédé visait à convertir les païens sans les déraciner et en tenant compte des spécificités locales. On retrouvera d’ailleurs des menhirs en guise d’autel dans certaines chapelles de l’île. Alors, y aurait-il eu un temple dédié à Jupiter à Ajaccio ?

L’affirmer est évidemment impossible, mais l’imaginer voire le supposer est permis.

Dans cet état d’esprit et pour conclure, dans ses chroniques qu’il rédige au cours du XIVe siècle, Giovanni della Grossa en nous contant la Corse des origines mentionne la légende de Cor épousant Sica et qui après avoir exploré toute l’île, décide de fonder la première cité à l’endroit où il s’était installé à son arrivée, et de la nommer du nom de son fils ainé Ajaccio, dont il en fera le roi. Et d’y édifier un temple en l’honneur du Dieu païen Apollon.

Fac-similé des chroniques de Giovanni della Grossa évoquant la légende de la fondation d’Aiazzio (Ajaccio)

Le légendaire se mêle ici à l’Histoire, et l’absence de preuves écrites ou archéologiques ne peut permettre d’affirmer un Ajaccio en cité prospère dans le monde antique mais en tous les cas, nous avons avec ce magnifique tombeau la preuve d’une vie qui y est bien présente il y a plus de 1800 ans, et il convient de valoriser ces témoins de notre passé en le rendant aux ajacciens.

Corse Matin https://www.corsematin.com/articles/ajaccio-a-un-potentiel-patrimonial-exceptionnel-123241

Mélanges de l’Ecole francaise de Rome - Notes sur un sarcophage du Bon Pasteur récemment découvert à Ajaccio - Fernand Benoit - 1939

Orma, la Corse archéologique: Ajaccio, le groupe épiscopal  2014

Notre Dame d’Ajaccio - Alexandre Arman - 1844

La Cathédrale d’Ajaccio - France Sampieri - 2009

Chroniques de Giovanni della Grossa - édition numérisée - https://corsemedievale.huma-num.fr/xml/index.php?page_a=facsimile&mid=0&page_b=traduction&manuscrit=msy&feuillet=26v&map=ter&notes=on&links=on&focus=A&note=0
Thomas Selvini

2 Comments

  • Danirl-Marie Polacci

    A noter que la prononciation Adjacium est toujours vivante dans le corse Aghjacciu , tel que nous designons toujours la cité dans la Gravona, le Pruneddi et le Taravu, qui sont des bassins de peuplement très anciens…
    Spaziu Celavesu.

  • Maryline Taddei

    Very good

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