Palatinu

Le drame de Bustanicu

La conscience et la mémoire d'un peuple sont le fruit d'une somme d'évènements vécus par des familles qui se côtoient, se mêlent, et se reproduisent dans le même espace, de générations en générations durant des siècles, transmettant à ceux qui en assurent la continuité une part des ressentis, des codes, des valeurs et des souffrances qui constituent une sorte de patrimoine affectif. Loin des considérations abstraites et politiques, un peuple est une conscience d’exister entretenue à travers ce qu’un père explique à son fils, ce qu’un petit-fils entend de son grand-père, ce qu’une nièce apprend de sa tante, ce que l’un de ces enfants qui courent l’été au village retient des comportements et des propos de ses aînés. C'est à l'aune de ce postulat qu'il s'agit d'appréhender le drame de Bustanicu qui, aujourd'hui plus que jamais, représente dans l’imaginaire collectif corse un traumatisme terrible, comme une allégorie de ce qu'a pu faire subir la modernité étrangère à la vieille société corse traditionnelle, abattue en deux générations comme le furent les bergers Ruggeri de Camperunacciu par le déserteur Werner.
U stazzu di E Camperunacce

Nous sommes le 24 septembre 1976. La Corse émerge peu à peu de la société agropastorale agonisante alors que se développent les premiers projets immobiliers et touristiques en plaine depuis une petite décennie. La montagne, elle, reculée et archaïque, continue de vivre sa vie traditionnelle au rythme qu’elle s’est fixé depuis le Néolithique. Des labours aux moissons en passant par les semis, d’une transhumance à l’autre, de saisons en saisons, avec pour seul apport moderne les allées et venues des exilés, engagés, permissionnaires et employés, entre leur lieu de travail lointain et la terre de leurs ancêtres, les premières routes goudronnées ou bien encore les timides installations d’eau courante. Parmi cette Corse éternelle et rurale, le Boziu est une antique vallée de révoltes qui donna à la Corse ses deux grandes révolutions : celle de Sambucucciu d’Alandu en 1357 qui fonda la Terra Del Comune en détruisant l’organisation sociale féodale puis celle de 1729 qui, à Bustanicu, vit Antone Francescu Defranchi dit Cardone refuser de se soumettre à l’impôt génois. Ce fut la Révolution Corse achevée en 1769 à Ponte Novu après les quinze ans du généralat de Pasquale Paoli à la tête du Royaume de Corse. Dans le village de Cardone, vit une famille de bergers, les Ruggeri. Deux de ses membres, Saveriu et Pasquinu, la cinquantaine bien passée, continuent de subsister comme le font les bergers depuis des milliers d’années. L’hiver en plaine et l’été en montagne. C’est dans leur stazzu d’estive, au lieu-dit Camperunacciu, que leurs corps sont retrouvés le 26 septembre par leur sœur. On lie très vite l’évènement tragique à la désertion d’un légionnaire de Corti, on retrouve son équipement et son uniforme.

La famille Ruggeri devant la bergerie de Camperunacciu.

La pieve du Boziu, l’intérieur de l’île et la Corse toute entière grondent. Des milliers de Corses descendent dans la rue. Les murs de Corti et du Boziu sont recouverts d’une revendication claire et limpide : «A Legione fora». La sous-préfecture de Corti est mitraillée, la voiture du sous-préfet plastiquée. Une psychose générale s’empare de la population. Aux dires de témoins de l’époque, tout individu inconnu de la communauté se promenant les cheveux rasés dans la ville est pourchassé par la vindicte populaire. Le déserteur ne tarde pas à être arrêté. Une arrestation pour lui salutaire. Et pour cause, toutes les familles du Boziu et d’une partie de la Castagniccia voient certains de leurs membres arpenter routes et sentiers, armés et avides de justice. La réaction des populations montagnardes est organique. L’accès au canton du Boziu est interdit aux membres de la Légion. Au-delà des appartenances politiques diverses et antagonistes, au-delà du climat enflammé qui succède à la fusillade d’Aleria intervenue un an plus tôt, au-delà même de la création du FLNC ayant eu lieu en mai de la même année, l’organisation de petits groupes équipés de fusils de chasse s’établit naturellement. Chacun est renvoyé à ce que des siècles de vie communautaire ont enraciné d’atavisme et de sentiment d’autodéfense au sein de chaque famille corse. Des militaires, des policiers, des anciens de la Coloniale, des bergers, des cultivateurs, tous en arme pour se substituer à l’État et aux forces de l’ordre, sans prendre en compte ni Droit ni Loi, se contentant simplement de ce que la communauté exige de ses membres : se défendre organiquement face à tout ce qui est vécu et ressenti comme étant une agression extérieure.

C’est précisément la constatation de ce fait qui intéresse le présent propos en plus de la volonté qui est la nôtre d’honorer et d’entretenir la mémoire de nos deux bergers assassinés. Un peuple ne se décrète pas. Il n’est pas une construction. Il n’est pas un contrat social. Il n’est pas une libre adhésion d’individus. Et si ces éléments peuvent partiellement constituer l’élaboration d’une communauté cohérente, ils n’en ont qu’une part périphérique. Un peuple est un résultat historique, un produit de la vie en commun. Un peuple n’est pas un projet, il est un aboutissement du temps long qui nécessite un permanent et attentif entretien. De plus, et peut-être surtout, un peuple n’est pas un conglomérat d’individus. Il est une assemblée de familles. Des familles qui se connaissent et qui peuvent se prévaloir d’une quantité de souvenirs et d’épreuves vécus ensemble, pour le meilleur comme pour le pire. De telles conditions sont les seules à même de susciter des sentiments naturels de solidarité, d’estime et de protection tels que ceux que nous avons évoqués dans cet article. Ainsi, promouvoir l’enracinement, les traditions, la corsité, tout ce qui attrait à l’âme corse que d’aucuns veulent sauver et voir prospérer, doit nécessairement passer par la volonté d’encourager la continuation du socle historique. En un mot, la Corse produit avant tout des Corses par le fait d’en faire naître.

Monument mémoriel présent sur le lieu du drame.

En somme, c’est ce que nous pouvons retirer de ce dramatique évènement qui a secoué la Corse des années soixante-dix. Cette Corse-là, rurale et archaïque, revendiquait peu, n’était pas nationaliste, ne produisait strictement rien en termes de réflexion intellectuelle ou de projet de société. Mais elle était. Nous entendons, elle était corse. Elle se contentait de reproduire les actes et les pensées intégrés par l’observation attentive et admirative des aînés. Ce qui venait d’autrefois avait une valeur. La famille, la parenté, le voisinage, tout ceci représentait l’essentiel de leur conception communautaire. L’abstraction n’y avait pas sa place, et en cela le peuple corse n’était ni une idée lointaine ni un fond de commerce, mais simplement la reproduction à une échelle plus grande de la cellule familiale. Cette Corse, la question mérite d’être posée, est-elle morte comme sont morts ces bergers, assassinés au cœur même du monde dont ils étaient issus ? Quant à ceux qui se revendiquent de cette Corse, en la travestissant sous les oripeaux de la pensée moderne et bien-pensante, savent-ils réellement ce qu’elle fut ?

Cardone

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